La formation tactique des officiers prussiens sous le règne de Frédéric II

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La formation tactique des officiers prussiens sous le règne de Frédéric II |
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Chapitre 3: "Le champ de Mars" ou la préparation militaire avant la guerre.
"Le militaire veut être administré de la façon la plus propre à le rendre utile en temps de guerre. Il faut, dit Végèce, que la paix soit une étude de cet art et que la guerre en soit la pratique".
Cet exorde emphatique, que l'on retrouve au début de la plupart des traités militaires de Frédéric le Grand, n'est pas qu'un appel à la caution de l'illustre Végèce. C'est aussi un signe que le contexte intellectuel ne sépare pas la guerre des autres activités humaines. L'Art de la guerre a ses règles, ses pratiques, ses buts propres. C'est un art au sens de L'Encyclopédie, c'est-à-dire une activité spécifique qui a son utilité, ses fins, ses causes dans la nature des choses, et que l'on peut perfectionner en se guidant par la raison. C'est pourquoi l'art de la guerre frédéricien doit se situer dans le débat sur l'origine et le perfectionnement des connaissances, sur la théorie et la pratique. En voulant se faire comprendre de son public, Frédéric II en vient à introduire l'esprit géométrique ambiant dans ses écrits.
Mais le roi de Prusse n'est pas un métaphysicien. Si "l'étude de l'art" est nécessaire, il ne peut s'agir selon lui de maximes révélant une abstraite pierre philosophale. Tout comme Montecuccoli, Frédéric II ne pense jamais qu'on peut faire la guerre par le livre. Aussi ses traités sont-ils un condensé raisonné d'expérience. Les académies militaires étudient plus la pratique de l'exercice que les écrits des théoriciens anciens. Et le rituel du Drill est considéré comme un simulacre instructif pour le combat.
Cela a des conséquences paradoxales pour la formation prussienne: la pensée militaire du roi subit de nettes évolutions, ce qui constitue un témoignage des aléas d'une recherche empiriste. Pourtant, elle est à chaque fois imposée comme "catéchisme des officiers". La lourdeur de l'exercice et des nécessités de la garnison empêche souvent un cheminement intellectuel personnel des cadres. Pendant que la mécanique du Drill impressionne les observateurs étrangers, l'armée prussienne connaît le dilemme entre initiative personnelle et exécution routinière.
3.1 Les académies militaires.
La fin du XVIème et le début du XVIIème siècles redécouvrent le terme (platonicien) "d'Académie" (Académie française par exemple). Les premières académies militaires sont des écoles d'équitation qui forment les jeunes nobles à assumer leurs futures responsabilités d'aristocrates: exercices à cheval, escrime et quelques bribes de français. La Ritterschule de Siegen, fondée en 1617 par Jean VII de Nassau, et le collège militaire de Kassel, ouvert par Maurice de Hesse en 1618, sont représentatifs de ces institutions qui correspondent à un nouveau besoin d'éducation. A l'époque moderne, en effet, les grandes familles protectrices sont moins nombreuses et plus éloignées. La science de l'exercice elle-même se complique avec le maniement d'armes à feu. D'où la nécessité pour les hobereaux d'envoyer leur fils plus loin, dans des institutions spécialisées placées sous le haut patronage d'un prince. C'est une manière aussi de réaffirmer le caractère militaire de la noblesse.Le succès de ces académies se fait résolument en dehors de celui des Universités allemandes. Il faut cependant souligner, dans le cas prussien, que beaucoup de hobereaux préféraient voir leurs enfants déroger en passant à l'Université pour devenir fonctionnaires. Seuls les frais d'entretien d'un tel voyage pouvaient faire envisager d'entrer aux cadets!
En 1653, le Grand Electeur rassemble tous les cadets servant à titre personnel auprès de ses régiments dans une Ritterakademie à Colberg. C'est le baron Benedikt Skytte (1614-1683) qui est chargé de son organisation. Mais il semble que son succès soit médiocre : l'académie du duc Anton Ulrich de Brunswick établie à Wolfenbüttel, qui s'inspire des expériences de Tübingen, Güstrow, Nancy et Turin, lui fait concurrence. L'école est fermée en 1701 : encore un indice du peu de zèle des Junkers à endosser l'habit d'officiers.
L'offensive décisive est celle de 1717: Frédéric Guillaume Ier ouvre l'école des cadets nobles de Berlin. La véritable innovation, c'est l'insistance du "Roi Sergent" auprès des chambres de la guerre et des domaines pour que des quotas de jeunes aristocrates de toutes les provinces soient envoyés, sous escorte armée, à Berlin.
3.1.1. Organisation et évolutions.
Entre 1717 et l'accession au trône de Frédéric II, l'institution forma 1 400 cadets (dont 39 devinrent généraux). Le règne de Frédéric lui-même draina 2 987 cadets, dont 41 futurs généraux. On peut estimer qu'un officier sur trois au maximum l'a donc fréquentée.
Le corps des cadets acceptait les nouveaux venus vers l'âge de treize ans (on alla jusqu'à accepter dix durant la guerre de sept ans). L'éducation était dispensée par des officiers et sous-officiers retirés ainsi que des professeurs civils, pendant trois années. L'établissement lui-même se trouvait dans la Friedrichstrasse dans un vieux bâtiment en forme de cirque qui avait été utilisé jusque là pour des combats d'animaux (la science chasse la barbarie!). Salles d'étude, salles à manger et dortoirs étaient aménagés à l'intérieur de l'enceinte, tandis qu'une vaste cour extérieure accueillait le terrain d'exercice. Le site pouvait abriter jusqu'à 400 cadets, mais il yen avait généralement moins: entre 300 et 350, organisés en cinq compagnies.
La formation dispensée est académique et superficielle, car le véritable but de l'institution est politique: fidéliser la noblesse. L'instruction du 30 Juin 1740 de Frédéric au colonel von Ölsnitz est particulièrement éclairante:
"Le premier et principal objet auquel le lieutenant colonel von Ölsnitz et les capitaines attachés au corps doivent travailler, doit être d'inculquer aux cadets une sage ambition: c'est-à-dire leur imprimer dès leur première jeunesse un certain amour et une haute estime pour le service prussien, ainsi que l'idée qu'il n'y a pas meilleur service que le prussien (…)".
Pourtant la plupart des bonnes intentions étaient viciées par l'incompétence du colonel qui succéda à Ölsnitz en 1743. Selon une tradition particulière au corps de Berlin, on attribuait les postes à des officiers et sous-officiers âgés et souvent invalides. Cela s'avéra désastreux, lorsque le colonel Friedrich von Wulffen, un personnage faible et gâteux selon les mémoires d'officiers étudiés, assura la charge de commandement du corps. Le petit groupe des cadres ne parvint pas à imposer une discipline. Les mieux bâtis des cadets terrorisaient leurs camarades plus faibles par leurs mauvais traitements. Certains même succombèrent après avoir été forcés de s'exposer au froid de l'hiver. L'intervention décisive fut le remplacement de Wulffen par un officier d'active très brillant: le Majorgeneral Johann Heinrich Jobst von Buddenbrock.
Buddenbrock s'était illustré à la bataille de Chotusitz (1742) en commandant l'aile droite de la cavalerie prussienne en faisant preuve d'un grand sang-froid. C'est son âge et son expérience qui le désigna à la tête de l'académie berlinoise. Son principal souci fut alors de rétablir la discipline. Mais il le fit sur le modèle prussien: en persuadant les cadets de leur valeur et de leur devoir. Buddenbrock n'oubliait pas qu'il avait la charge de futurs officiers. C'est pourquoi il augmenta leur confort: les cadets ne dorment plus par deux sur des paillasses, mais individuellement dans un lit avec matelas, draps et couvertures; les repas deviennent mangeables et nourrissants. Il s'efforça également de rendre l'enseignement plus adéquat en plaçant les cadets dans différentes classes selon leur niveau. Le général lui-même visitait fréquemment les cours et tâchait d'exciter l'émulation en invitant les plus doués à sa table (un trait décidément typique des relations entre les officiers prussiens.).
Buddenbrock, enfin, a laissé son empreinte en faisant ériger un nouveau bâtiment pour l'école. Achevé en 1778, plus aéré, plus grand et doté d'une chapelle baroque, c'est une construction plus fonctionnelle, destinée, dès la conception à affirmer le souci éducatif de la monarchie.
C'est sous l'influence pressante de Buddenbrock que Frédéric II constitua des écoles de cadets préparatoires à Stolp en Poméranie (1769) et à Kulm en Prusse Occidentale (1776). Le but est de s'assurer que les cadets plus âgés qui arrivent à Berlin possèdent déjà des rudiments d'éducation. Stolp accueille 96 élèves et Kulm 12 (en théorie). On y entre vers dix ans et on y demeure jusqu'à l'entrée aux cadets qui est automatique; mais en pratique, certains rejoignent directement un régiment.
Mais surtout le cursus préparatoire s'étoffe considérablement en 1765. Frédéric II fonde "l'Académie des nobles" à Berlin: une institution qui accueille chaque année de 12 à 15 des meilleurs élèves du corps des cadets et du Joachimsthal Gymnasium de Berlin. Le contenu éducatif y est plus poussé car le but est de fournir, parmi les nobles les plus dévoués, de futurs officiers supérieurs et de grands administrateurs : une ébauche de technocratie prussienne en somme. L'instruction de Frédéric datée du 11 Octobre 1765 indique:
"L'intention du roi et le but de cet établissement sont de former de jeunes gentilshommes à remplir leurs vocations, qu'elle soit militaire ou politique. Le contenu des cours doit privilégier non seulement l'acquisition d'utiles connaissances, mais plus fortement toujours le développement d'une certaine agilité d'esprit qui les rendra capables de s'appliquer à n'importe quel sujet ".
Cette même année 1765, sont ouvertes des académies spécialisées destinées à assurer aux cadets (mais aussi à des officiers détachés de leur régiment et qui ont sollicité ce transfert) une formation supplémentaire. Il s'agit de l'académie d'artillerie de Berlin (qui accueille 60 élèves en deux classes) et l'académie d'ingénieurs de Potsdam (pour 18 élèves). Elles sont à relier avec l'évolution de la pensée militaire de Frédéric, qui insiste beaucoup plus sur l'artillerie après la guerre de sept ans. Elles correspondent surtout à une tentative de rattrapage par rapport à l'Etranger. La France, notamment, innove fortement dans le domaine des académies militaires depuis la création de l'école royale militaire en 1751: une école d'artillerie avait déjà été adjointe au régiment Royal-canoniers en 1679; deux autres avaient vu brièvement le jour à la Fère en 1719 et à Bapaume en 1759. Surtout, les écoles royales militaires de St-Germain, crées en 1776, favorisent une excellente formation, notamment pour l'artillerie, grâce à l'introduction méritocratique (et non plus aristocratique) des recrutements par concours. Les études dans les écoles militaires françaises sont beaucoup plus longues (six ans) et le contenu plus complexe, le recrutement plus sévère. Les académies d'artilleurs et d'ingénieurs représentent l'unique tentative de Frédéric pour développer ces spécialités "bourgeoises" où les Prussiens n'excellaient pas (à la différence des Français). Il est certain que le système de promotion à l'ancienneté n'encouragait pas les aspirants officiers à perdre trois nouvelles années en dehors du régiment.
3.1.2. Un contenu pédagogique assez mince.
Si les académies de nobles d'Allemagne offraient une assez bonne éducation générale et des manières policées, l'organisation plus élaborée de l'école de cadets de Berlin n'a pas particulièrement innové.
Sous le règne de Frédéric Guillaume Ier, le traitement des élèves était très dur : brimades continuelles pour manquement à la discipline du Drill, une éducation générale peu poussée (étaient étudiés le français, l'histoire religieuse et générale revue et corrigée à la sauce piétiste) en sont les caractéristiques. Le but de Finck von Finckenstein est de faire oublier aux adolescents leur précédente vie dans leur famille. Le contenu principal enseigné, c'est le maniement d'armes et le "Roi Sergent" pense que si les cadets le maîtrisent, ils exerceront très bien les soldats quand ils seront officiers. Bref, balourdise et gâchis.
L'avènement de Frédéric introduit à ce niveau un véritable changement. L'instruction du 30 Juin 1740 recommande expressément que les Feldwebels traitent les cadets comme des gentilshommes et des futurs officiers et non pas comme des valets de ferme.
La première idée que le nouveau roi veut imposer, c'est que le cadet ne doit pas perdre son temps. Si un élève est surpris à ne rien faire, il est aussitôt mis au secret, au pain et à l'eau pour une journée: c'est la seule punition que Frédéric voudrait voir exister. Il supprime par ailleurs les châtiments personnels. Les disputes et bagarres sont soumises à la même punition. "le reste n'est que bagatelle, et ne doit pas être autrement puni que par des réprimandes".
Frédéric voudrait également que ses cadets soient convenablement nourris (la réitération des instructions à ce sujet et dans le domaine de la propreté laisse supposer de nombreuses plaintes). Le roi imagine d'utiliser très pragmatiquement l'occasion des repas pour former ses officiers. Il conseille de faire lire par un cadet un chapitre des Mémoires sur la guerre du marquis de Feuquières (1725) dans la traduction allemande de 1738, devant les élèves attablés. Ce n'est qu'après ce Bénédicité militaire qu'ils peuvent manger. Le modèle d'éducation ici suivi est monastique. C'est à une véritable religiosité guerrière que le roi convie ses futurs officiers. Le traité militaire examine les différents ingrédients du bon commandement et analyse les guerres de Louis XIV. Frédéric l'a découvert et dévoré alors qu'il n'était que Kronprinz; à son avènement, il le distribue largement parmi les officiers de son entourage.
Bien sûr, tout comme son père, Frédéric II recommande le maniement d'armes, mais il consacre un long paragraphe à démonter que les cadets ne sont pas assujettis aux mêmes devoirs que les mousquetaires.
Dès 1740, le roi ordonne de séparer les cadets en deux classes: les débutants qui apprennent à lire et à écrire d'une part, la classe supérieure d'autre part, où sont enseignés l'histoire, le français, la géométrie, la danse, l'escrime, l'équitation, et si possible le dessin et la peinture (pour encourager les futurs auteurs de plans et de cartes). L'ensemble des matières étudiées redevient général et se calque sur les traditions d'éducation de la noblesse depuis l'Humanisme: un équilibre entre savoir savant, arts et savoir-être nobiliaire. Frédéric II charge également quatre nouveaux professeurs de logique"afin qu'ils soient habitués dès leur jeunesse à une pensée et un jugement raisonnés et ordonnés". Cette introduction est un héritage de la philosophie des Lumières. Frédéric prévient d'ailleurs que, lors de ses visites, il ne manquera pas d'interroger en personne les cadets pour se rendre compte de leur niveau de connaissances. Malheureusement, ces revues furent peu nombreuse: cinq jusqu'en 1764.
Le contenu tactique de cet enseignement est donc assez mince: peu de mathématiques (contrairement à l'école royale militaire française de 1751 qui privilégie cette matière), ni de notions de castramétrie ou de technique de siège. Ce qu'il y a de plus frappant, c'est l'absence d'étude des théories militaires anciennes ou nouvelles. Feuquières étant un peu daté, les cadets n'ont connaissance d'aucune narration des guerres de Frédéric lui-même, à part ce qu'ils peuvent saisir dans ses instructions. L'histoire des guerres silésiennes de Lloyd qui date de 1758 n'est ainsi pas diffusée. L'éducation reste donc générale, mais superficielle. Elle privilégie la lecture et la compréhension rapide sur l'écriture, l'analyse et la réflexion.
Les élèves qui connaissent la chance d'intégrer "l'Académie des nobles" de Berlin vivent, quant à eux, dans un luxe considérable; mais le contenu de l'enseignement dispensé est beaucoup plus juridique que militaire. On y donne des cours de rhétorique, de métaphysique, de droit, de mathématiques, d'astronomie, d'histoire et de géographie. L'influence est là plus universitaire, sur le modèle des grands établissements allemands. Un professeur de français est spécialement appointé pour "purifier leur barbarique jargon, et corriger les erreurs de style et de diction" . Bref, un enseignement destiné plus à des diplomates qu'à des généraux.
3.2 La formation au sein des garnisons.

Même s'il n'était pas sélectionné pour l'Académie des nobles, un jeune issu du corps des cadets possède toujours le privilège de choisir lui-même son régiment. Il y trouve, comme nous l'avons déjà dit, des liens très forts de solidarité avec les autres officiers (mêmes supérieurs). Il n'y a pas en effet, comme dans d'autres armées, de formalisme ou d'esprit de hiérarchie dans les relations entre les différents officiers. Il est nécessaire de le rappeler pour comprendre le consentement des officiers à une discipline assez implacable durant le service. Manquer à cette discipline serait déshonorer le corps entier des cadres. Faire exécuter le plus parfaitement possible le Drill (ce qui est en soi peu formateur pour les officiers) devient une attention de tous les instants. Cette attitude explique également la forme que prend la réflexion militaire dans les garnisons: des cercles de discussion plutôt que des théories individuelles.
3.2.1. Le cérémonial des revues et des manœuvres.
L'année dans l'armée prussienne est rythmée par deux saisons: les revues de l'été et les manœuvres de l'automne.
La saison de l'exercice est d'une importance cruciale pour l'armée, car c'est la période où les natifs des cantons sont rappelés sous les drapeaux. L'entraînement dure deux mois, et à la fin, les régiments de chaque province arrivent sur un terrain désigné pour les quatre jours de revue. Les régiments de Berlin et de Potsdam tenaient la leur à la mi-mai, ceux de Magdebourg, de Poméranie et de Prusse en mai-juin, et ceux de Silésie en juillet-août. Le phénomène a toujours laissé une grande impression aux observateurs étrangers. Le premier jour, au petit matin, il est de coutume que toutes les unités assemblées défilent devant le roi. Les troupes reviennent ensuite au camp où les Chefs alignent les nouveaux enseignes, les nouveaux officiers ainsi que les recrues. Selon le règlement, le dispositif est le suivant. Les commandants de bataillon et colonels se postent devant leur unité, à pied, en guêtres et l'esponton à la main. Seuls les généraux sont à cheval. Derrière eux, tous les Junkers du régiment, et derrière ces derniers les recrues de l'année, rangées sur trois rangs (selon leur taille: les grands devant.). Le rite se poursuit: le roi arrive à cheval et au galop (sauf sur ses dernières années!), examine de loin à la lunette l'unité pour vérifier que l'alignement général est correct. Ensuite, il s'approche, descend de cheval et se fait présenter chacun des Junkers en demandant de quelle famille et de quelle province il vient, combien de temps il a servi etc… C'est le bon moment pour faire un bon mot susceptible de plaire à sa majesté. Friedrich von der Trenck était un habitué ; d'une manière générale, le roi, dans ses bons jours, appréciait tout particulièrement " l'Esprit".
Le deuxième jour, c'est autour de la cavalerie de présenter sa remonte, ses harnais et ses selles à l'inspection royale. Ensuite, l'infanterie arrive en deux ou trois colonnes, se déploie en ligne suivant le règlement et avance par bataillons et sections. La journée se termine en exercices de tirs. Le soir, commandants de régiments et de bataillons viennent écouter le verdict du roi à ses quartiers. Si le roi n'est pas satisfait du spectacle, il peut prolonger les réjouissances en ordonnant deux nouvelles journées d'exercices. On comprend donc la tension chez les officiers: l'épisode de la revue revient plus souvent dans les mémoires que l'exercice (trop routinier) ou les manœuvres (exceptionnelles). Mais la plupart du temps, la cérémonie se passe bien: on peut même monter en grade lors d'une revue particulièrement réussie! Les revues ainsi décrites sont donc d'un usage très limité sur le plan tactique. Mais elles ont le mérite de mettre sous pression soldats et nouveaux officiers et de leur apprendre la valeur de l'entraînement à la garnison. Ils découvrent également la complexité des manœuvres lorsque plusieurs unités sont assemblées sur un seul site. Et surtout, les revues permettent à Frédéric de sentir le pouls de son armée en temps de paix. Son expérience militaire indéniable lui permet alors éventuellement de rectifier certaines erreurs.
Les manœuvres d'automne ont par contre une portée tactique très importante: Frédéric II y expérimente ses nouvelles recettes (notamment de déploiement), et entraîne ses officiers à commander des corps de troupes de différentes armes.
Frédéric inaugura la première assemblée de la sorte à Spandau en 1743, lorsqu'il ordonna à un certain nombre de régiments de simuler des attaques, des retraites et des expéditions de fourrage. Après la deuxième guerre silésienne, l'expérience fut poussée plus avant: des ennemis, figurés d'abord par des drapeaux puis par des soldats vivants, firent des manœuvres un véritable simulacre de guerre, à la manière du "champ de Mars" de la Rome antique.
Contrairement aux revues où ils étaient conviés à admirer le professionnalisme des troupes, les observateurs étrangers étaient strictement tenus à l'écart. On imagine cependant l'émotion générale dans les cours d'Europe centrale lorsque Frédéric II réunit pas moins de 44 000 hommes entre Spandau et Gatow pour les manœuvres du deux au treize septembre 1753. Généralement les vastes plaines de Silésie accueillent des manœuvres à grande échelle pour former les généraux et futurs généraux au commandement tactique de nombreuses unités, tandis que la région autour de Potsdam et Berlin est plutôt le terrain d'innovations et d'expérimentations à partir des unités modèles de l'armée. Ainsi de très nombreux officiers de cavalerie se virent ordonner en 1743-1744 d'assister aux manœuvres des gardes du corps qui exécutaient les mouvements du tout nouveau règlement de 1743.
Frédéric II prévoit également dans Les principes généraux de la guerre que, lorsque l'armée se trouve dans un "camp de repos" à attendre les premières manœuvres de l'ennemi, il faut alors se préoccuper de la discipline et de l'application des "institutions militaires", c'est-à-dire exercer l'infanterie trois fois par semaine, les recrues tous les jours, et faire exécuter des manœuvres à des corps entiers pour entraîner en condition réelle les officiers.
On ne saurait ignorer l'impact de ces simulations répétées sur le professionnalisme des officiers, ni minorer le rôle personnel du roi qui se consacre en personne au soin de ces manœuvres. Il est indéniable que les commandants d'unités y apprennent plus en quelques jours qu'en plusieurs années au sein de la garnison. On peut même supposer que ces manœuvres contribuent également à renseigner Frédéric sur ce que peuvent ses troupes sur tel ou tel terrain, en combien de temps, une approche, une formation en ligne et un tir peuvent s'effectuer. Si le XVIIIème sicle est l'époque de l'engouement pour les expériences scientifiques, la Prusse n'est pas en reste! On a là un laboratoire tactique par excellence. Le seul problème, c'est le caractère exceptionnel de ces manœuvres, toujours intimement liées à la personne du roi. D'après nos sources, seuls deux officiers, deux généraux font référence aux manœuvres dans les mémoires étudiés, alors que les revues occupent beaucoup plus les esprits. Trop souvent, ce sont les officiers des mêmes unités qui bénéficient de cet appréciable facteur de formation tactique.
De plus, Frédéric II n'exerçait plus ses régiments après le premier mois de campagne pour ne pas les fatiguer outre mesure, sauf s'il s'agissait d'une punition pour relâchement de la discipline, ou d'un expérience spéciale lorsque le roi avait un projet spécial en tête . Bref le principal exercice de l'armée prussienne reste avant tout la routine du Drill.
3.2.2. "La mécanique d'horloge" du Drill.
Les termes "d'entraînement prussien" évoquent le plus souvent des images de torture morale répétitive et d'obsession du détail chez ses détracteurs, ou une école de discipline collective et une maîtrise de mouvements tactiques élaborés chez ses plus fervents tenants. Ces deux interprétations paraissent des relectures erronées du passé. Le modèle prussien de l'entraînement tel qu'il a été et est envisagé dans de nombreuses armées est largement une extrapolation due à une lecture trop hâtive ou trop à la lettre des méticuleux règlements prussiens. Le Drill inventé par Léopold d'Anhalt-Dessau présente certainement une philosophie qui vise à briser les individualités pour exécuter des manœuvres dont le troupier n'a pas à connaître l'utilité. Mais il n'y a rien de superflu dans cet entraînement. L'armée prussienne qui subit des pertes conséquentes à partir de 1757 n'aurait pas pu survivre si le Drill n'avait pas pu être simplifié et accéléré en temps de guerre par Frédéric II, et ce sans affecter excessivement la qualité du soldat prussien. Si on compare les deux formations, les pertes en officiers avaient des conséquences beaucoup plus graves que celles des troupiers. Frédéric et ses généraux estimaient qu'il fallait tout au plus deux années de Drill, deux mois de campagnes, et deux engagements pour obtenir un parfait soldat! C'est une différence notoire avec les armées de l'époque qui, échaudées de leurs échecs face à la meilleure maîtrise tactique prussienne, décidaient d'entrer dans d'incroyables détails. Les détails laissent les troupes impréparées au combat après des mois d'efforts.
Les étapes de l'entraînement à la garnison sont certainement plus éclairantes que les règlements. Tout d'abord le nouvel arrivé, qu'il soit Junker, appelé par son canton ou recrue forcée, reçoit pour son initiation personnelle l'enseignement particulier d'un sous-officier ou d'un vétéran. Le rôle de ce mentor est crucial: que ce soit pour les soldats ou pour les officiers, l'initiation progressive par l'exemple est reconnue comme meilleure que la contrainte. Evidemment, cela pose des problèmes en temps de guerre; mais on suppose que l'amalgame des recrues avec les anciens natifs des cantons doit donner de bons effets. C'est lorsque ces cantonistes vétérans font défaut qu'on constate une augmentation des désertions. La deuxième partie de la guerre de sept ans à partir de 1758 le montre bien: la formation accélérée, lorsqu'il s'agit de mercenaires étrangers, n'assure pas la relève. Il y eut environ 70 000 désertions dans l'armée prussienne pendant la guerre de sept ans, un chiffre incroyable qui explique les mesures sévères prises par Frédéric au lendemain du conflit. .
Une fois instruit de l'essentiel, le soldat commence à exécuter le Drill au sein d'une section spéciale de recrues étroitement surveillées par le capitaine. Lorsque celui-ci estime qu'un soldat est suffisamment compétent, il l'incorpore avec le reste de la compagnie. C'est là qu'interviennent les spécificités de chaque arme.
Le Drill a d'abord été conçu par Léopold d'Anhalt-Dessau pour l'infanterie de Frédéric Guillaume Ier. On insiste généralement sur la créativité du "vieux Dessauer", mais on oublie souvent qu'il s'est inspiré de la discipline de tir par pelotons des Anglais de Malborough (ces derniers avaient d'ailleurs eu pour maître les milices hollandaises.). On se souvient aussi que les punitions physiques (passer par les "baguettes") contribuaient pour beaucoup à la perfection des mouvements. Ces châtiments physiques sont réels Mais trop souvent, on perd de vue que les officiers étaient suffisamment proches de leurs soldats pour leur inspirer respect et même enthousiasme uniquement par des encouragements: le soldat prussien n'est certainement pas un esclave envoyé au combat à coups de fouet. L'exercice du Drill est en fait une école de paternalisme pour l'officier: il apprend à connaître ses hommes, à faire respecter ses commandements, et à rendre familière sa voix (ce qui n'est pas une évidence dans le crépitement des salves). Le Drill qu'on veut si impersonnel et rationalisé est beaucoup plus humain qu'on ne le croit.
Cependant la portée tactique e l'entraînement n'est pas toujours évidente. Le premier règlement d'infanterie publié de l'armée prussienne date de 1714; un autre le remplace en 1726. Frédéric produit sa propre instruction le 20 juin 1742 qui devient la base du règlement de 1743 (republié avec des corrections mineures en 1766 et 1773). Avec toutes ces informations, il est toujours difficile d'établir comment l'armée prussienne se comportait au combat. De nombreuses pratiques figuraient en effet dans le manuel mais étaient rarement utilisées au combat. Rappelons les principales. .
Le pas cadencé est si reconnu de nos jours qu'il est difficile d'imaginer l'émotion que produisit son introduction chez les Hessois et les Prussiens à la fin de la guerre de succession d'Espagne. Léopold d'Anhalt-Dessau en voyait de nets avantages: la précision des mouvements, la facilité de contrôle, la suppression des cafouillages dus à la nécessité d'ouvrir et de fermer les rangs (un troupier prend plus de place dans une colonne de marche que dans une ligne de bataille). L'instruction du 2 mai 1747 prévoit qu'une unité doit marcher au rythme de 75 pas à la minute. Les officiers n'épargnent pas leurs soins, chronomètre en main à atteindre l'objectif fixé.
Un rythme plus rapide de 120 pas à la minute étaient employé pour les conversions à droite ou à gauche; mais le rythme assez lent et solennel de 75 pas était le plus souvent utilisé (Frédéric, à partir de 1742, désire que son infanterie avance lentement et en bon ordre pour garder sa cohésion). Quoiqu'il en soit, on est loin de l'inutile pas de l'oie, introduit au XIXème siècle par des officiers trop zélés, et destiné essentiellement à une parade-spectacle. .
Le fusil, avec sa bayonnette toujours fixée dès le début des batailles, doit être tenu le plus verticalement possible. L'objectif est de faire que l'homme et son arme ne fassent qu'un . La combinaison du fusil et de la bayonnette donne, en effet, un poids et une flexibilité au fantassin aussi importants que ceux des légions romaines; cependant le fusil nécessite de l'entraînement. D'où les instructions qui visent à relier étroitement homme et fusil, c'est-à-dire professionnaliser le soldat.
Le tir est réglé depuis le règne de Frédéric Guillaume Ier. L'exercice commence toujours par la vérification des armes à la garnison. Puis, après la marche, la mécanique savante des tirs commence sur le terrain d'exercice.
Le tir par sections est destiné à offrir une réserve toujours prête de fusils chargés (à la différence du tir par rangs des Français). Au combat comme à l'exercice, le bataillon est divisé non en cinq compagnies mais en huit sections: la première, par ordre d'ancienneté, est toujours à droite. (Voir annexes). L'ordre des tirs est invariable: tient successivement les sections 2, 4, 6, 8, 7, 5, 3, 1. En théorie, un bataillon peut s'avancer et tirer en même temps: le rythme de marche passe alors à 45 pas à la minute et chaque section s'avance légèrement en avant des autres avant de tirer. Mais la plupart du temps, cela ne fonctionne qu'à la première salve (les soldats ont ensuite beaucoup de mal à s'y repérer dans la fumée.). Exceptionnellement, un tir spécial contre les escarmoucheurs ennemis (dit Heckenfeuer ) peut être ordonné par un major. Deux files de chaque section tirent alors à tour de rôle.
Frédéric Guillaume Ier insistait pour que ses soldats tirent le plus vite possible. C'est l'adoption de la baguette en fer dans les années 1730 (dix ans avant les monarchies voisines) qui le permet. On peut noter l'évolution des exigences des instructions royales: quatre tirs par soldat à la minute avant 1740, cinq en 1773; en fin l'adoption, en 1781, d'une balle conique augmente le taux à six tirs à la minute avec une septième charge prête à tirer! Cependant, jamais de tels taux ne furent atteints au combat, sauf peut-être à Mollwitz en 1741.
Diriger un tir réglé de cette manière est beaucoup plus complexe qu'on ne le croit. On peut même supposer que cette tâche devait considérablement occuper les soucis des officiers jusqu'à leur faire occulter les mouvements des troupes en eux-mêmes. Les lieutenants qui sont à droite de chaque section doivent, au commandement "Attention pour faire l'exercice", s'avancer de trois pas et faire face à leur gauche. Ils présentent donc l'un de leurs flancs aux tirs de la section (et au combat, l'autre aux tirs ennemis!). On imagine que la position est difficile, surtout lorsqu'il faut à la fois surveiller sa section et garder un œil sur les sections voisines pour respecter la synchronisation générale. Le tir était délivré par trois commandements: préparez-vous! (Fertig!), en joue! (Schlag an!), feu! (Feuer!). Un bon repère pour l'officier est d'énoncer le premier ordre lorsque l'avant-dernière section avant la sienne tire, et le deuxième lorsque la dernière tire. Mais comment parvenir à se faire entendre dans le crépitement des salves? Il est également obligatoire que les soldats connaissent bien la voix de leur lieutenant et n'obéissent pas aux commandements du voisin… En dernier ressort, l'officier est toujours responsable des erreurs et ne peut punir ses hommes d'une faiblesse lors du tir. Les châtiments personnels du type des "baguettes" sont surtout appliqués pour des peines de droit commun ou des insultes à un supérieur.
Les déploiements constituent le fin du fin du Drill. Durant la marche, les colonnes avancent sur la largeur d'une section ou d'un escadron (environ 16 mètres) avec la première section toujours en tête. Selon le règlement de 1726, un bataillon avance toujours dans l'ordre suivant: le major, à cheval, (seuls les officiers à partir du grade de capitaine ont un cheval pour les marches, même s'il est permis à tous les officiers de posséder plusieurs chevaux de selle en dehors du service); les sapeurs; le capitaine de la première compagnie et ses officiers attachés; le lieutenant de la première compagnie; les hautbois et les fifres; le premier peloton de la première section ; le second peloton de la première section; le premier peloton de la deuxième section ; le deuxième peloton de la deuxième section; un capitaine et deux officiers subalternes; les cinq drapeaux (un par compagnie de mousquetaires dont un "colonel" avec les couleurs inversées); le tambour major et les tambours ; de nouveaux fifres; le premier peloton de la troisième section, etc… En queue se trouvent un capitaine, tous les officiers surnuméraires et les Junkers.
Généralement le déploiement classique des armées de l'époque consiste à faire marcher les troupes parallèlement à la ligne qu'on a choisi comme front, puis à leur faire exécuter un quart de tour. (Voir annexes ). Mais lorsque ce n'est pas possible (les colonnes de marches doivent emprunter les chemins locaux), les colonnes doivent avancer perpendiculairement à la ligne choisie, généralement par la gauche, ce qui permet de garder l'ordre des sections qui est vital pour la bonne exécution du tir. Elles doivent ensuite effectuer un quart de tour à droite pour se mettre en ligne. En Prusse, ces procédés sont appelés par les manuels "Alignements-Marsch" ou déploiement en procession. L'ingrédient sine qua non, le quart de tour, paraît aller de soi ; mais demande en fait énormément de pratique avec une colonne de 16 mètres de front. Arrivé au point assigné, le lieutenant de la section doit ordonner au premier rang: "Halt!", ce qui arrête la marche de toute la colonne (grande responsabilité pour un lieutenant!). Au commandement "Schwenckt euch!", le premier rang effectue un arc de cercle, c'est-à-dire que le soldat "serre-file" de gauche doit allonger ses pas, tandis que son vis-à-vis de droite sert de pivot.
Après les deux premières guerres silésiennes, Frédéric II mit au point d'autres "Deployiren" avec des colonnes serrées (où il n'y a plus d'intervalle entre les sections proportionnel à la longueur d'une section en ligne). Les avantages tactiques de la colonne serrée prussienne sont qu'elle déconcerte l'ennemi, qui ne peut plus compter exactement combien de forces lui tombent dessus. L'ennemi ne peut pas non plus prévoir l'alignement des Prussien: une colonne qui marche parallèlement au front ennemi va-t-elle se déployer classiquement face à face ou perpendiculairement sur le côté? On imagine tout l'intérêt de la chose pour l'ordre oblique. Evidemment, ces Deployiren ne sont possibles qu'en faisant toujours marcher les troupes au pas cadencé pour respecter les alignements entre les différents individus. Le texte majeur, c'est l'instruction pour les Generalmajors d'infanterie de 1748. En fait, il y a trois méthodes décrites de déploiement en colonnes fermées. Le Traversierschritt ou pas de danse: où une jambe avance tout droit et une autre sur le côté (on imagine les cafouillages possibles); le déploiement en colonne où on oblique légèrement d'un seizième de tour tous les dix pas; et surtout le déploiement "en tiroir" mis au point en 1752. Ces Deployiren ont souvent été érigés en modèles, notamment par L'essai général sur la tactique de Guibert. Il est vrai que, dès le règne de Frédéric, les exercices de déploiement constituent le clou des revues ; ils sont considérés comme un bon entraînement et surtout un spectacle impressionnant. Le comte de Gisors, fils du maréchal de Belle-Isle, nous a laissé ainsi un témoignage de spectateur ébahi . De fait, ces savantes manœuvres furent rarement utilisées au combat. C'est peut-être in des signes de ce passage à la parade et à ses attractions inutiles.
Le carré d'infanterie est également assez rare. Contrairement à l'époque de la Révolution ou de l'Empire, cette formation semble méprisée par les officiers prussiens qui la trouvent trop statique et trop complexe. D'après le règlement de 1743, l'entraînement prévoit pourtant l'exercice de deux déploiements en carré, soit lentement (langsames Karree), ou rapidement (geschwindes Karree). (Voir annexe). La difficulté demeure de garder le même ordre des sections. En réalité, une formation tacite est plus généralement utilisée: tout simplement faire faire demi-tour au dernier rang d'un bataillon en ligne lorsque la cavalerie l'attaque par derrière (un peu comme les légions de César à la bataille de la Sambre). Soulignons cependant que lorsqu'une ligne de cavalerie en ordre charge de flanc ou par derrière une ligne d'infanterie, celle-ci se désagrège immédiatement (même le "Bataillon-Garde" fut pulvérisé de la sorte par les dragons de Saxe-Gotha à Kolin, le18 juin en1757). On comprend donc l'importance des réserves sur les champs de bataille de l'époque et la formation de combat en lignes parallèles.
L'entraînement de la cavalerie est tout différent: les châtiments corporels sont quasi inexistants, car on comprend bien qu'il est difficile de développer les qualités d'équitation à coups de baguette. Il faut d'ailleurs remarquer que les troupes montées sont composées de cantonistes plus motivés (issus des familles de paysans les plus aisés) et d'authentiques volontaires étrangers. Les contraintes de la discipline liées aux désertions sont donc beaucoup moins fortes.
Les qualités d'équitation étaient peu développées sous le règne de Frédéric Guillaume Ier. Même sans exagérer son inanité, comme le fit Frédéric II, la cavalerie était plus apte à la parade, où brides, selles, harnais et sabots étaient cirés, les queues et les crinières des montures tressées avec des rubans etc…
A partir de 1743, l'usage, mis au point par les bons soins de Seydlitz, est d'abord d'exercer les recrues à pied, ensuite sur des chevaux de bois, et enfin sur des montures vivantes. Ils doivent alors "ne pas quitter les étriers tant que leur posture n'est pas correcte". Les officiers sont toujours considérés comme de bons cavaliers dès leur arrivée; mais Seydlitz prenait la précaution de faire passer un test aux candidats de son régiment: ils devaient rester en selle sur un cheval qui n'a jamais été monté. C'est là que la formation au sein du cercle familial prend toute sa valeur : chaque officier cherche à impressionner ses pairs par des prouesses d'équitation (galoper à travers les ailes d'un moulin, lancer son tricorne en l'air et l'atteindre d'un coup de pistolet au galop ). Un professeur spécial est appointé dans chaque régiment pour apprendre aux officiers les cabrioles les plus sophistiquées; on l'appelle le "Stallmeister". Ces hommes sont souvent à l'origine de traités d'équitation dont on ne cache pas les finalités militaires. Cependant, il faut souligner l'absence d'une école type d'équitation comparable à l'école d'Espagne à Vienne. L'entraînement aux cadets de Berlin ne prévoit que des exercices d'infanterie. Cela explique en partie les premiers déboires de la cavalerie prussienne face à son homologue autrichienne.
Les exercices militaires prévus consistent essentiellement en du maniement d'armes et des mouvements en cohésion. L'héritage de Frédéric Guillaume Ier s'avéra pour la cavalerie catastrophique : le roi la considérait comme très chère, donc à engager le moins possible au corps à corps. Il est vrai qu'un cavalier comme un cuirassier prussien avec sa monture coûte cher à entraîner, à entretenir (les chevaux de la taille adéquate doivent être spécialement achetés au Holstein). C'est en plus un investissement peu rentable, car un cuirassier ne peut remplir le rôle de patrouilleur ou de flanc-garde du dragon. C'est pourquoi le "Roi Sergent" préconisait l'entraînement au tir et la caracole plutôt que l'exercice de la charge au galop.
Frédéric II mit un terme à cet anachronisme en 1742, et l'arme blanche devint l'objet de toutes les attentions. Les cavaliers s'exerçaient par ligne de quatre à atteindre des cibles au trot et au galop tout en gardant leur cohésion et leur alignement. Bien sûr, la Prusse connut le grand débat de l'époque en Europe: faut-il donner des coups de taille ou d'estoc? Frédéric se contenta de déclarer que ce qui lui importait fut que les ennemis soient tués; l'affaire relève donc des goûts des Chefs. Le tir au pistolet, au fusil (pour les dragons), ou à la carabine (pour les cuirassiers) fait également l'objet d'entraînement; mais Frédéric recommandait même à ses dragons de ne l'utiliser qu'en cas d'urgence. Les dragons ne sont plus des fantassins montés.
Il faut souligner les évolutions considérables que prit l'entraînement des hussards sous la direction de Hans Karl von Winterfeldt. Celui-ci est à l'origine d'une instruction du 27 septembre 1747, qui vise à transformer cette cavalerie de "petite guerre" en cavalerie pouvant opérer en rangs serrés sur le champ de bataille. Cela donne un avantage considérable aux Prussiens sur les hussards hongrois, organisés en tribus et beaucoup plus rétifs à une coopération interarmes. Les hussards subissaient un entraînement hybride, à la fois fait de caracole et de charge en cohésion. (Voir l'annexe, où Frédéric II lui-même entraîne ses hussards).
Un grand effort est porté sur les déploiements et la cohésion des troupes montées. L'entraînement vise en effet à éviter les charges "à la sauvage" (comme celles des Français). L'unité tactique est l'escadron (cinq escadrons par régiment). Il est prévu que la cavalerie marche par colonnes ouvertes d'un escadron de front (49 mètres environ.) ou d'un quart d'escadron, s'il faut passer des défilés étroits. Comme dans le cas de l'infanterie, le déploiement classique est remplacé à partir de 1755 par le Deployiren "en tiroir". Une fois en ligne, l'escadron se range sur trois rangs. Les instructions sont de serrer le plus possible les cavaliers ("genoux contre genoux") et même les escadrons (pour ne pas créer des désordres dans la ligne). Mais sur ce point, beaucoup d'officiers de cavalerie n'étaient pas d'accord avec Frédéric, car une ligne peut toujours être brisée par les accidents de terrain . En fait, Frédéric recherche plus le choc psychologique que le choc réel. Une ligne cohérente et sans intervalles est destinée à impressionner l'adversaire et à le débouter du combat.
L'artillerie durant le règne de Frédéric II connut un accroissement important: on passe de 789 artilleurs de campagne en 1740 à 8 600 en 1786. Cette expansion suivit plusieurs étapes. En 1740, Frédéric hérita d'un bataillon d'artillerie de campagne à six compagnies; mais, dès 1741, il en constitua un second. Les deux bataillons devinrent alors le Feldartillerie Regiment, qui comportait 72 officiers et 2 402 hommes à la veille de la guerre de sept ans. En 1758, on leur ajoute un troisième bataillon. En 1759, la première batterie d'artillerie à cheval est crée (sur le modèle russe) mais est détruite la même année à Kunersdorf. En 1762 intervient en pleine guerre une refonte de l'artillerie: les Prussiens disposent de deux régiments à trois bataillons, chaque bataillon comprenant cinq compagnies. En 1763, on enlève un bataillon à chacun des deux régiments pour en créer un troisième. Enfin en 1772, un quatrième régiment est formé. Tous les artilleurs sont des natifs du royaume.
L'artillerie de siège, elle, dispose de matériel et de personnel âgés, impropres au combat en campagne (officiellement, il a une compagnie d'artilleurs par forteresse, mais ses effectif sont très variables).
Le nombre de pièces connut un accroissement parallèle. Disons qu'on passe d'un ratio de une pièces pour mille hommes en 1740, à trois pièces pour 2 000 hommes en 1756, et (après la découverte du retard considérable pris sur les Russes et les Autrichiens) enfin à six pièces pour mille hommes à partir de 1760. L'arsenal prussien est d'une complexité et d'une diversité effrayantes. Cela vient essentiellement de la politique inconstante du roi en la matière. Frédéric II fit certainement un usage intelligent de ses canons au combat, mais il méprisait les artilleurs et leur spécialité bourgeoise (spécialité qu'il ne pouvait comprendre; rappelons que Frédéric n'a aucune notion de géométrie ou de mathématiques. Tous ses écrits sur la question respirent un empirisme malhabile) . De plus, il hésita toujours à développer une arme qu'il jugeait beaucoup trop onéreuse. Bref, le parc que le "roi connétable" s'est constitué est fait de bric et de broc: canons légers, canons lourds enlevés des forteresses, canons dotés d'un soi-disant système plus performant: notamment les canons "à chambre conique" fondus à partir de 1744 par le général inspecteur de l'artillerie Diskau. Leur principe est que le bas du fût est taillé en forme de pot de fleur pour économiser la poudre. En fait, ce système rendait, certes, les canons plus légers mais atténuait la portée utile.
L'entraînement tâchait d'uniformiser les attitudes devant cette diversité. Chaque pièce est servie par quatre artilleurs (dont un officier ou sous-officier) sans compter les soldats détachés des bataillons qui servent au combat à déplacer les engins. Le premier des servants se tient devant, à droite et manie le refouloir. Le n°2 à sa gauche charge poudre et projectile. Le n°4, derrière à gauche, est chargé de viser. Le n°3, à sa droite, enfin met le feu à l'amorce grâce à un boutefeu. L'exercice est une routine automatique pour un détâchement d'artilleurs expérimentés. Les ordres n'excèdent jamais trois mots: Attention! (Gibt Achtung!), préparez-vous et rechargez! (Macht euch fertig und ladet!), et enfin feu!
Les pièces attachés aux bataillons (3 livres, 6 livres léger), les obusier de 7 livres et les canons légers de 12 livres sont tous dételés à environ 1 200 pas de l'ennemi et ensuit maniés à bras d'hommes. Malgré l'entraînement, les canons suivent rarement le rythme de marche de l'infanterie. Les pièces les plus lourdes sont amenés par les attelages jusqu'aux sites où elles sont mises en batterie (il faut jusqu'à dix chevaux pour un canon lourd de 12 livres).
D'après le manuel de 1754, les artilleurs des pièces attachées à la «suédoise" doivent ouvrir le feu à 1 200 pas avec des boulets pleins. Ils tirent ensuite à mitraille à partir de 400 pas. Au fur et à mesure que les pertes prussiennes se firent plus fortes, Frédéric II tâcha de compenser la baisse de puissance de feu en adjoignant les pièces de 12 livres directement en support de l'infanterie (on constate le mêle phénomène dans l'armée de Napoléon à partir de 1809). Une disposition de 1744 le prévoit déjà, mais c'est surtout à partir de Maxen et de Kunersdorf en 1759 que le phénomène se précise: à Liegnitz (à l'endroit même où en 1241 les Mongols avaient pulvérisé les fiers croisés d'Europe centrale), les grenadiers autrichiens de Loudon furent repoussés uniquement par la mitraille de ces canons de 12 livres.
Les obusiers, dont le principe a été développé par les Hollandais dès les années 1690, constituent une des fiertés de Frédéric II. Il les emploie aussi bien comme "pièce à la suédoise", que comme artillerie de position et de siège.
L'artillerie groupée de position prussienne reste le parent pauvre. Elle servit assez peu dans les premières guerres silésiennes. La disposition du 10 août 1744 prévoit que les 24 livres et les obusiers soient placés sur les flancs, tandis que tous les 12 livres seront massés sur un point favorable.