La formation tactique des officiers prussiens sous le règne de Frédéric II

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CHAPITRE PREMIER:
Un état des lieux : le Cursus Honorum de l'armée prussienne.

Par "Cursus Honorum", il faut bien sûr entendre l'organisation des promotions et de la carrière au sein de la machine militaire prussienne. Les aspects originaux dominent même si l'influence étrangère, notamment française et suédoise, est remarquable (ainsi l'existence d'une garde assez comparable aux troupes de la "Maison du roi" de France ou aux "Drabants" suédois qui servent véritablement de pépinières d'officiers bien formés).
Les spécificités de la carrière prussienne sont particulièrement liées à deux facteurs. Tout d'abord le besoin vital des Hohenzollern de fidéliser leurs officiers, et à travers eux la noblesse, en les associant étroitement à un système qui satisfait les deux parties : un service long qui fournit des cadres expérimentés au Prince, des postes prometteurs accessibles à tous (enfin avec énormément de facilités si on est noble!); ensuite l'accroissement extraordinaire de l'armée prussienne depuis sa création:
Les spécificités de la carrière prussienne sont particulièrement liées à deux facteurs. Tout d'abord le besoin vital des Hohenzollern de fidéliser leurs officiers, et à travers eux la noblesse, en les associant étroitement à un système qui satisfait les deux parties : un service long qui fournit des cadres expérimentés au Prince, des postes prometteurs accessibles à tous (enfin avec énormément de facilités si on est noble!); ensuite l'accroissement extraordinaire de l'armée prussienne depuis sa création:
- 5 000 hommes en 1653, lorsque le Grand Electeur parvient à se payer une armée permanente.
- 27 000 hommes en 1660, une croissance largement due à la guerre polono-suèdoise.
- 30 000 hommes à la mort du Grand Electeur en 1680. Après une pause sous le règne de Frédéric 1er, "roi en Prusse", (une pause cependant marquée par un engagement honorable contre la France durant la guerre de succession d'Espagne), la croissance reprend fortement sous la férule de Frédéric-Guillaume 1er: on passe de 40 000 à 83 000 hommes de 1713 à 1740. Cette forte augmentation occupe en effet tous les soucis du roi. Il écrit ainsi à son fils:
"Fritz, conserve toujours une armée forte et efficace; tu ne peux pas avoir de meilleur ami et sans cet ami, tu ne seras pas capable de survivre; tu ne dois pas penser à des choses imaginaires, fixe ton esprit sur la réalité. Aies toujours de l'argent et une bonne armée".
Par comparaison, une principauté comme l'électorat de Saxe (qui compte en 1756 une population assez équivalente à celle du royaume de Prusse, soit 4 millions d'habitants) possède une armée de 9 000 hommes.
Cet accroissement explique les demandes pressantes adressées par les princes Hohenzollern aux assemblées provinciales pour que chaque famille noble envoie ses fils à l'armée et que ceux-ci y restent le plus longtemps possible.
Il est également certain que joue dans les décisions royales la connaissance d'un des problèmes majeurs des troupes prussiennes, lié à cet accroissement: la désertion endémique des soldats, notamment étrangers, qui incite à renforcer le nombre des cadres pour mieux "tenir" les régiments. Craig rapporte que, entre 1713 et 1740, 30 216 désertions ont été enregistrées ; des désertions essentiellement dues aux conditions de recrutement (les pourvoyeurs du "roi sergent" en venant parfois à enlever des étrangers dans les principautés voisines pour renforcer la garde des géants, les "Langen Kerl"), et, dans une moindre mesure, à la discipline sévère appliquée sous ce règne par Léopold d'Anhalt-Dessau, le favori du roi. L'armée compte à cette époque un bon tiers d'étrangers.
Frédéric II, dans Les principes généraux de la guerre de 1748, fait une analyse froide du phénomène . De la composition des troupes (pour moitié des "mercenaires" en temps de guerre), il déduit la conduite à tenir des officiers. La nourriture des troupes (c'est-à-dire leur "conservation") doit ainsi être assurée. Ce sera une constante dans l'armée après 1744. Et la surveillance des troupes par les officiers doit être omniprésente et sans faille. Les officiers doivent consentir à une forte centralisation, une centralisation qui fait même des officiers de simples engrenages dans une machine dominée par le roi. C'est assez proche de la théorie du roi "premier serviteur de l'Etat", appliquée à l'armée.
On comprend donc l'importance des orientations voulues par les rois.
1 .1Les choix royaux: une carrière lente destinée à rentabiliser l'officier.
Par nécessités politiques, par la structure spécifique de l'armée, les rois de Prusse ont fait le choix d'une armée surencadrée. Si on observe la composition d'un régiment prussien, il n'y a pourtant pas de notable différence d'effectif avec les armées (et adversaires) de l'époque. La composition que rapporte Gisors est assez classique . L'état-major d'un régiment est composé d'un colonel propriétaire (la plupart du temps un général), d'un colonel en second, d'un lieutenant-colonel, de deux majors, de deux aide-majors (avec rang de lieutenants en second) ; puis, au niveau des compagnies, on trouve deux capitaines de grenadiers, cinq capitaines factionnaires, deux capitaines en second (ou capitaines d'état-major). Mais son décompte des officiers subalternes est imprécis. Par contre, Paul Becher, auteur d'une monographie remarquable sur le régiment commandé par Frédéric II comme Kronprinz, est beaucoup plus explicite . Disons que, vers 1739, les officiers subalternes d'un régiment comptent dix premiers lieutenants, quatorze lieutenants en second, treize aspirants. Sans compter les sous-officiers, on obtient déjà un solide encadrement de réserve. Ce surencadrement est compris comme un habile moyen de formation.
1.1.1. La promotion à l'ancienneté:
Elle est nécessaire pour motiver ce grand nombre de "bas-officiers" jeunes et sans responsabilités. Elle est surtout destinée, selon une tradition héritée de la France de Louvois, à promouvoir des cadres déjà expérimentés plutôt que des jeunes gens favorisés par leur naissance. Aussi bien pour les responsabilités que pour la paie, tous les candidats officiers doivent selon l'expression de Christopher Duffy connaître un "purgatoire militaire" avant d'atteindre le paradis (le rang de "Chef", selon le terme prussien, de compagnie ou de régiment).
Les différents grades de l'armée prussienne et leurs attributions nous sont rapportés par Gisors. Tout d'abord, on constate l'existence d'un "prolétariat" officier, composé des plus jeunes. D'après les mémoires des officiers étudiés, les adolescents rêvent très jeunes d'embrasser la carrière militaire et de quitter le cercle et l'éducation des parents, des tuteurs, et des précepteurs. Bref, un vrai cliché de roman de formation. Mais au-delà de ce topos de la littérature du XVIIIe siècle, il ne faut pas négliger les nécessités matérielles: la noblesse allemande de l'Est de l'Elbe ne s'est jamais distinguée par ses richesses. Et bon nombre d'exemples nous montrent des orphelins orientés très jeunes vers la carrière des armes. Ainsi Hans-Karl von Winterfeldt, le futur grand confident de Frédéric II, et Friedrich-Wilhelm von Seydlitz, le plus grand capitaine de cavalerie du règne, voient leurs pères mourir à treize et sept ans. Issus de familles de bonne noblesse, mais pauvres et nombreuses, c'est avec un soulagement bien compréhensible qu'ils entrent dans les régiments de cuirassiers n°12 et n°8, dont les "Chefs" sont des proches de leurs familles .
Le candidat officier était supposé se rendre à la garnison régimentaire ("Standort") par ses propres moyens. Mais dans bien des cas, on s'arrange pour qu'un proche accueille le nouvel arrivant. Un exemple heureux: lorsqu'il arriva à Potsdam en 1754, le jeune Jakob Friedrich von Lemcke, 16 ans, fut reçu par son oncle, le colonel von Pritz, commandant du régiment n°3 appartenant au duc d'Anhalt-Dessau; aussitôt après, la "cour" régimentaire vint le saluer : tailleur, barbier, ordonnances etc…, ce qui contribue grandement à le faire prendre conscience de ses responsabilités d'adulte et de futur officier.
Immédiatement après, le candidat officier reçoit le titre de "Junker" et est affecté dans un peloton pour apprendre les rudiments des exercices et du maniement d'armes. C'est une étape courte mais obligatoire et volontairement symbolique : pour se distinguer des troupiers, il faut du mérite, un mérite qui commence par pouvoir exécuter ce que fait n'importe quel soldat. Dans la réalité, la distinction reste de mise et on voit mal un futur officier subir le châtiment des " baguettes " pour une faute de maniement ou pour négligence des effets militaires. Christian von Prittwitz nous raconte ainsi que son frère et lui, Junkers dans le régiment Bevern (n°7), faisaient l'exercice avec des armes allégées et que lors des "Drill" rapides, les officiers et sous-officiers "étaient suffisamment tolérants pour ne pas me réprimander". Avant de passer sous-officier, le Junker devait assurer quatre gardes (une tous les quatre jours).
Puis il devient "Freikorporal" (chez les cuirassiers: "Standartenjunker", chez les dragons et les hussards: "Fahnenjunker"). C'est à ce poste que le candidat officier s'initie à la routine du Drill et de la vie du régiment. Il ne reçoit pas de responsabilité spéciale sinon de porter les couleurs régimentaires (un poste de tout repos en temps de paix, une place suicidaire en temps de guerre) et d'observer ses aînés exercer leur commandement. Après 1763, Frédéric II insiste pour que ces Freiekorporale évitent tout familiarité avec la troupe et ne fréquentent que les officiers. L'étape suivante est celle d'enseigne ("Fähnrich"), un grade intermédiaire qui confère beaucoup des charges mais peu des privilèges des véritables officiers (à part le logement chez l'habitant dans les villes de garnison; autre consolation: ils sont placés à l'arrière du bataillon formé en ligne durant le combat). La plupart de ces Fähnriche servent en fait d'ordonnances aux officiers, ce qui, évidemment, les introduit étroitement aux responsabilités du commandement. Parfois, on les attache, moins prestigieusement, à un sergent auprès duquel ils doivent apprendre à faire l'exercice. Selon Prittwitz, le passage au grade de "Lieutenant" tient du miracle: il apprécie son nouvel uniforme d'étoffe fine (même s'il a déjà servi et qu'un sinistre trou de balle l'agrémente), et surtout la possibilité de se déplacer à cheval (pour les marches, pas pour les combats, ni les parades.). Les paies se font plus consistantes (13 Thalers par mois pour un premier lieutenant, 11 pour un lieutenant en second), tout comme les responsabilités: le commandement d'une section.
Les capitaines constituent la colonne vertébrale du système militaire prussien et la première strate de grande responsabilité administrative. Cette promotion est très attendue (en moyenne au bout de quinze ans, une longue période, même s'il y a des exceptions prestigieuses). Etre "Hauptmann", ou "Rittmeister" dans la cavalerie, ou "Kompagniechef" dans l'artillerie, est une situation agréable: une paie de 3 000 Thalers par an, la responsabilité des fonds alloués par l'Etat à chaque compagnie (ce qui permet bien des fraudes…). Mais la compagnie étant une division administrative et non tactique (comme le sont la brigade, le bataillon, le peloton), le commandement des capitaines n'est pas primordial au combat.
Les officiers supérieurs comptent plus de grades fonctionnels.
Le rang de "Major" confère l'importante responsabilité du commandement d'un bataillon. En temps de paix, c'est aussi le Major qui supervise les progrès de l'entraînement et qui punit les inexactitudes dans le Drill. Frédéric II avait l'habitude d'en créer une grande quantité (officiellement, il y a deux majors par régiment, un par bataillon.) pour avoir une réserve d'officiers aptes au commandement d'unités selon les besoins. La dotation théorique est donc habituellement dépassée. Le régiment en lui-même peut être géré en l'absence du Chef soit par un colonel-commandant, soit par un lieutenant-colonel, soit simplement par un des Majors. Mais il n'est pas rare que le Chef propriétaire ne commande lui-même sa troupe.
Les durées d'exercice dans chaque grade peuvent être assez longues: Becher indique pour le régiment n°15 qu'un des officiers est resté douze années Major, deux autres dix-sept ans "Oberstlieutenant" (lieutenant-colonel). On peut donc estimer, avec C. Duffy, que les grades les plus élevées sont atteints vers la cinquantaine, après une longue expérience de vie régimentaire.
Les généraux restent des oiseaux rares. La hiérarchie les définit ainsi: "Generalmajor" (23 en 1740), "Generallieutenant" (13 en 1740), "General der Infanterie/ der Kavallerie" (2 en 1740), "Feldmarschall" (5 en 1740). Le Generalmajor commande une brigade (soit 2 ou 3 régiments): c'est une tâche assez ingrate et difficile car il est responsable de la marche de sa brigade et de son positionnement correct au cours de la bataille, mais ses initiatives sont limitées. Pendant les campements, il doit inspecter les piquets, la propreté du camp, les besoins de la troupe. Chaque jour et suivant une rotation, l'un d'eux devient "Generalmajor du jour", l'officier supérieur chargé de la sécurité de tout le camp et d'en faire le rapport au roi.
Le Generallieutenant est paré du titre "d'Exzellenz", un privilège qui montre sa supériorité sur les autres généraux. Il commande au moins deux brigades, le plus souvent une aile et les canons de la réserve qui lui sont détachés au début de la bataille. Le General der infanterie etc… commande au minimum une ligne de bataille. Enfin, on atteint le sommet avec le Feldmarschall, même si Frédéric II désirait que ce titre prestigieux disparaisse à sa mort. Il avait deux raisons: le coût de cette charge (une pension annuelle de 20 000 Thalers), et sa déception en 1740 lorsqu'il comprit que seuls deux maréchaux (Léopold d'Anhalt-Dessau et Schwerin) étaient encore aptes à un service actif… Un maréchal prussien doit en effet pouvoir commander une armée indépendante. A la mort de Schwerin (à la bataille de Prague en 1757), et de Keith (à la bataille d'Hochkirch en 1758), il n'y eut plus de nouveaux maréchaux; même le frère du roi, l'excellent stratège qu'était le prince Henri, n'obtint pas cette dignité. Il est vrai que Frédéric II se refusait à combler d'honneur les Grands de sa famille.
Tous ces grades ont une valeur en temps de guerre; en temps de paix, les généraux ne sont en fait que les Chefs de leur régiment ; il n'y a pas de structure permanente au-dessus du niveau régimentaire. L'instruction de Frédéric pour ses Majorgenerale est explicite: "En temps de paix et dans les garnisons, le général n'est réellement qu'un colonel". Cela ne contribue évidemment pas à développer la coopération entre les armes.
L'interdiction des faveurs spéciales est la règle officielle: le favoritisme briserait en effet le mécanisme bien huilé de l'ancienneté.
"Etre fils d'un haut personnage, la faveur d'une maîtresse, une fortune, rien de tout cela n'est capable d'intervention pour refuser à un officier de longue date une récompense bien méritée. Par conséquent, cette armée a une multitude d'officiers expérimentés, et il y a peu de capitaines qui n'aient pas vingt ans de service derrière eux".
Il s'agit là d'un plaidoyer vibrant pour le mérite de l'expérience . Cependant, relations et tolérance ne sont pas négligeables et, si les carrières éclairs sont rares, la valeur militaire de certains officiers peut être rapidement reconnue par le roi. D'où la soif de bataille chez les plus ambitieux.
Les limites de ce système de père de famille sont cependant reconnues dès l'époque. Frédéric II n'allait-il pas jusqu'à dire avec perspicacité que, pour la noblesse trouvant dans le métier des armes un moyen honorifique de gagner sa vie (au sens très matériel de l'expression), "un long service et un bon service sont la même chose"? Frédéric II était certainement tout à fait conscient au début de son règne de ce que C. Duffy appelle "la crise de motivation militaire du XVIIIe siècle", sinon comment comprendre son souci de doubler le système militaire de pressions extérieures? Sa prodigalité d'écrits militaires et sa soif de connaître à travers les revues jusqu'aux plus petites fautes des troupes s'expliquent aussi par les limites d'un système peu dynamique, nécessitant l'usage de la carotte et du bâton.
Un autre inconvénient de cette promotion à l'ancienneté, repéré par Henri Brunschwigg, apparaît à la fin du règne de Frédéric, lorsque la noblesse accepte définitivement la participation militaire à l'Etat prussien. Les hobereaux envoient leurs fils le plus tôt possible au régiment. Autant commencer le cursus le plus tôt possible, puisque les places intéressantes ne sont obtenues qu'au bout de quinzaine d'années! Les pères négligent alors l'éducation générale des fils. Conséquence: les bases ne sont pas maîtrisées, et, en décembre 1799, Frédéric-Guillaume III impose aux aumôniers militaires d'enseigner l'histoire, la morale, la géographie, les principes des mathématiques aux lèves-officiers des régiments. Selon Curt Jany, le niveau des connaissances générales est si bas à cette époque que certains officiers recommandent d'élever l'âge du service à 16 ans et d'imposer à l'entrée un examen de culture générale.
1.1.2. Les postes de propriétaires:
Une constatation s'impose: tous les officiers capitaines et colonels ne sont pas propriétaires. La propriété n'est d'ailleurs pas affaire de vénalité. C'est une dignité et une responsabilité octroyées par le colonel Chef (pour le capitaine) ou par le roi (pour les régiments) en récompense de mérites et de fidélité. On est donc très proche d'un système féodal de récompense par des bénéfices. Les régiments n'appartiennent pas forcément aux "Grands", comme en France où le plus bas prix d'un régiment (22 500 livres au milieu du siècle) est encore prohibitif pour beaucoup ; ou comme en Autriche où la réorganisation de l'artillerie après 1745 fut financée par les propres deniers du prince de Liechtenstein.
La dotation théorique est de six compagnies par bataillon (une de grenadiers, cinq de mousquetaires ou de fusiliers); or selon les règlements d'infanterie de 1726, le général Chef, le colonel, le lieutenant-colonel, éventuellement le second lieutenant-colonel et les deux majors possèdent de droit et selon l'ancienneté une compagnie, ce qui en laisse peu aux capitaines. Les officiers sans commission cohabitent donc avec leurs homologues heureux propriétaires, ce qui évidemment excite l'émulation. Par exemple, le jeune Henri de la Motte-Fouqué si noblement engagé dans le régiment n°3, passe assez rapidement du grade de lieutenant (en 1719) à celui de capitaine (en 1723), mais il n'obtient une compagnie qu'en 1729.
Ce sont les paies confortables des Chefs qui excitent la convoitise. Or du point de vue du commandement, c'est un inconvénient: les grades administratifs et leur routine attirent plus que les rôles tactiques. Et lorsque les deux s'incarnent dans un officier (un major, chef de compagnie), les tâches routinières tendent à l'emporter. Chaque année, en effet, les capitaines touchent des sommes considérables supposées couvrir la solde des troupiers, le renouvellement des uniformes, guêtres, souliers etc… De plus, les capitaines se voient attribuer des fonds spéciaux pour l'enrôlement des étrangers, jusqu'aux réformes de 1763. Les capitaines de cavalerie sont ainsi connus pour leur débrouillardise: fraudes sur les prix du fourrage, sur la remonte…; plus généralement les soldes des hommes malades, déserteurs, prisonniers sont indûment perçues. Ces postes intéressants (au sens bancaire du terme) ont cependant l'avantage tactique de renforcer la connexion entre les officiers et leurs troupiers; et ce n'est pas qu'un lieu commun paternaliste des élites du siècle. Le charisme de certains officiers qui ont longuement appris à connaître leurs hommes, leurs peurs et leurs desiderata même matériels et qui sont eux-mêmes connus, renommés, aimés par leurs soldats est un facteur réel au combat. C'est l'exemple tragique de Schwerin à la titanesque bataille de Prague. Le 6 Mai 1757, 65 000 Prussiens affrontent 60 000 Autrichiens, les effectifs les plus considérables engagés en champ clos durant la guerre de sept ans, ce qui explique certainement les difficultés de commandement, Frédéric lui-même ne parvenant pas à coordonner ses attaques avec pour résultat des assauts frontaux meurtriers. Le maréchal Schwerin, commandant l'infanterie du centre, tenta de rallier la première ligne débandée après avoir subie les tirs de l'artillerie et des grenadiers autrichiens; il s'empara du drapeau de son propre régiment (le n°24) au cri de: "En avant, mes enfants, allons-y!" Il fut tué au premier rang par la mitraille et s'effondra, achevant de démoraliser une ligne de dix bataillons.
"Chaque chose dans l'histoire du régiment est vivante et personnifiée. Le régiment arbore les noms de tous leurs officiers, et les porte comme quelque chose dont on peut être fier ou qu'on doit critiquer".
L'organisation militaire prussienne qui s'arc-boute sur la responsabilité administrative des propriétaires permet une relation spirituelle et morale entre les officiers et leurs subordonnés. L'historien américain Duffy remarque avec justesse que les rapports que Frédéric exigeait chaque premier janvier de ses Chefs sur la situation de leur régiment révèlent à la fois la personnalité de ces cadres et la conduite qu'ils exigent de leurs hommes.
Cette personnification des liens n'est pas le fruit de hasards individuels, c'est une tradition entretenue. Le premier devoir d'un jeune candidat officier est de porter ses respects au Chef, puis de se présenter aux autres jeunes officiers, pour évaluer les concurrents. Le jeune homme doit alors solliciter du colonel de le recommander à un major ou à un capitaine pour qu'il lui serve de protecteur ou instructeur attitré. Par conséquent: dès son arrivée, il est plongé dans le jeu des hommages personnels et des rivalités de factions. C'est ainsi que le jeune Hülsen, à son arrivée dans sa garnison de Königsberg, nous raconte que, du fait de sa petite taille, son général Chef le regarda, dubitatif. Mais la conviction de l'enfant ("Je vais encore grandir, mon général!") séduit le colonel qui le prit dans ses bras. Le colonel le recommanda ensuite à un lieutenant en second en lui disant de le traiter comme son propre fils. Par contre, Hülsen déplût à un capitaine qui se moqua de sa façon de faire l'exercice avec son fusil trop lourd.
Les quatre premières gardes du Junker font également partie d'un cérémonial d'initiation dont le but est de nouer de bonnes relations avec les hommes et de suggérer une élévation sociale. Lors de la première, les soldats s'approchent et lui offrent solennellement du pain et de l'eau-de-vie; lors de la seconde, les sous-officiers de la compagnie lui offrent du tabac et de la bière; lors de la troisième, le sergent-major (Feldwebel) se présente seul avec un verre de vin et du tabac à priser sur un plat d'étain .
Une autre pratique tout à fait caractéristique du paternalisme des propriétaires, c'est de nouer de bonnes relations en dehors du service, à travers les dîners. La distinction entre le service et ce qui n'est pas le service est très importante pour les officiers prussiens; ce n'est pas étonnant dans le contexte de la très sévère discipline des Drill. Les officiers supérieurs peuvent ainsi connaître les officiers de garde qui viennent faire leur rapport puis s'attablent. Frédéric II va jusqu'à encourager les capitaines à faire de même pour leurs Junkers:
"Grâce à ces manières, les jeunes officiers sont constamment sous l'œil de leurs supérieurs et n'ont pas de prétexte pour s'absenter, et ils n'ont rien à attendre d'autre que leur devoir; les querelles et les cabales et tous ces défauts des bien trop jeunes gens qui se réunissent entre eux sont ainsi évités".
1 .2.Les transfert entre unités: vers une uniformisation des capacités.
Si les critères de tradition de fidélité ou de relations sont primordiaux pour les premières affectations, il n'y a pas obligatoirement d'inertie dans les carrières. L'historien peut même dire qu'il est parfois difficile de suivre les pérégrinations des officiers. Cette tradition de mutations des cadres offre d'indéniables avantages tactiques: elle contribue à une diversité des expériences militaires, à une circulation des savoirs tout à fait utiles pour la coopération interarmes. Cependant, il n'y a pas en la matière de politique générale. Les transferts se font selon les demandes, le nombre de cadres surnuméraires d'un régiment et la réputation des officiers. La décision finale appartient toujours au roi.
1.2.1. Une pratique très fréquente, notamment pour la création de nouveaux régiments.
Frédéric II fut responsable directement de la création de 24 régiments d'infanterie que l'on appela "fusiliers" et qui furent coiffés d'une petite mitre, pour les distinguer des anciennes unités de mousquetaires qui portent le petit tricorne typique. Ces fusiliers devaient leur coiffe au fait que, selon le roi, leur lieu d'origine, c'est-à-dire les provinces nouvellement acquises: Silésie puis Prusse Occidentale, les désignait comme des soldats de second ordre et par conséquent plus petits. Frédéric accrut aussi ses forces de cinq régiments de garnison (des troupes de troisième ordre), d'un régiment de cuirassiers (le n°13), de quatre régiments de dragons, de tous les régiments de hussards (dix en tout), du corps des chasseurs (Jägers, à cheval et à pied) L'accroissement considérable de l'artillerie est également son oeuvre. Cela fait beaucoup de postes à pourvoir et de traditions à inculquer! Les transferts sont donc indispensables.
On constate ainsi que nombre des "héros" de l'armée frédéricienne ont beaucoup bougé. Hans Karl von Winterfeldt entre en 1720 dans le régiment de cuirassiers n°12; en 1722, il entre au régiment n°6 des grenadiers géants de la garde, après avoir été remarqué pour sa grande taille par Frédéric Guillaume 1er. Certaines promotions ne tiennent vraiment à pas grand chose… Il plaît tellement au roi qu'il en fait un Adjutant envoyé comme instructeur en Russie en 1732. En 1734, il revient, cette fois-ci pour accompagner et instruire le Kronprinz en partance pour le camp du prince Eugène de Savoie devant Philippsbourg, durant la guerre de succession de Pologne.
Seydlitz, lui, a tâté de toutes les spécialités de la cavalerie: entré dans le huitième de cuirassiers en 1740; Rittmeister en 1743, il est versé dans le quatrième de hussards (créé en 1741); lieutenant colonel en 1752, il est transféré dans le douzième de dragons (créé en 1742); enfin, en 1753, il retrouve le huitième de cuirassiers dont il est le commandant de fait. C'est alors qu'il pousse ses cuirassiers à développer leurs qualités de mobilité et de précision sur le modèle des hussards: ses hommes doivent réussir, comme il le fait, et malgré l'encombrant plastron de cuirasse, à ramasser au galop et avec leurs lourdes épées droites leur tricorne tombé à terre.
Hans Joachim von Zieten a d'abord fait ses premières armes de Fähnrich dans l'infanterie (au régiment Schwerin, n°24) dès 1720. Mais il n'eut pas la chance de Winterfeldt : jugé trop petit (1,60 mètre), sa voix "trop faible pour commander", Frédéric Guillaume estima qu'il lui fallait donner sa démission. Il est vrai que le caractère matamore et querelleur de Zieten le desservait auprès d'un piétiste comme le roi… Chassé en 1724, il n'eut de cesse de revenir à l'armée. Sa chance se présenta en 1726 lorsqu'il devint lieutenant dans le sixième de dragons. Cassé en 1730 pour avoir provoqué en duel et tué son chef d'escadron, il fut sauvé après six mois de forteresse par son ami le général Wilhelm Dietrich von Buddenbrock, qui le prit comme capitaine chez les hussards. La taille de Zieten n'y était pas un inconvénient.
Ce transfert des cadres est certainement un facteur déterminant de l'amélioration des qualités tactiques de la cavalerie après les premières guerres silésiennes. Rappelons que durant les premières batailles de Frédéric II, la cavalerie ne s'était pas particulièrement distinguée (voir les chapitres 3 & 4). La cavalerie lourde (cuirassiers et dragons ) avait été mise en déroute à Mollwitz en 1741 et s'était montrée incapable de poursuivre un succès local à Chotusitz en 1742. La cavalerie légère, inexistante à part quelques escadrons de hussards, avait montré son impréparation en laissant l'armée se faire surprendre dans son camp à Chotusitz.
La réaction de Frédéric II fut rude: il imposa un tel régime spartiate à ses officiers que plus de 400 demandes de congés complétèrent l'élimination physique dans les batailles de cadres peu compétents comme Schulenburg ou le Margrave Friedrich de Brandebourg-Schwedt, beau-frère du roi. Cette épuration permit l'ascension de cadres plus jeunes comme Seydlitz, plus enclins à adopter les nouvelles directives royales.
Les transferts furent fondamentaux en ce qui concerne les hussards. Frédéric II partait quasiment de zéro. Un seul régiment existait à l'état d'embryon depuis 1737 (le Leib Corps Husaren). Frédéric Guillaume ayant décrété "qu'il n'y a pas meilleur hussard qu'un Hongrois ou un Polonais", les premiers escadrons se composaient de calvinistes renégats de Hongrie, ou d'hommes originaires de Lituanie, de Pologne ou de Courlande. Les Prussiens n'avaient pourtant pas les mêmes facilités que la France, terre d'asile traditionnelle des opposants hongrois; les candidats ne se pressaient pas. Et à partir de Frédéric II, on commença à reverser les officiers de cavalerie trop petits chez les hussards (la situation de Zieten est tout à fait caractéristique). Cette décision s'avéra payante : elle est certainement pour beaucoup dans l'évolution des tactiques des hussards, qui deviennent à partir de 1745 à la fois une cavalerie légère de "petite guerre" et une cavalerie pouvant charger en rang serrés sur le champ de bataille. Il faut cependant souligner, à l'origine, l'influence des hussards hongrois sur leurs homologues prussiens. La guerre de succession de Pologne permit à de nombreux cavaliers prussiens d'observer les tactiques hongroises. Le colonel von Baranyai fut même "prêté" par les Autrichiens pour former une compagnie de hussards prussiens. Zieten était du lot .
Un pic important de transferts fut atteint lors de la tragique absorption des régiments saxons en 1756. Rappelons quelques faits. A la fin d'août 1756, Frédéric II inaugura la politique dite d'agression préventive (de sinistre mémoire) en éliminant un danger potentiel, et en gagnant une bonne base d'opérations face à la coalition qui se formait contre lui. Son antipathie pour la Saxe a fait couler beaucoup d'encre. Toujours est-il qu'il laissa ses soldats se comporter comme en pays conquis . Quant aux 18 600 hommes de l'armée saxonne, ils commirent l'erreur de se réfugier dans le camp de Pirna, au lieu de se retirer dans la Bohême toute proche. La position était tactiquement imprenable, mais le roi de Prusse se contenta de l'encercler et de laisser la faim travailler pour lui. Les forces de secours autrichiennes du maréchal Ulysse von Browne ayant opté pour la retraite après l'étrange bataille de Lobositz, les Saxons ne purent que déposer les armes le 17 Octobre 1756. Selon les traditions policées de l'époque, les officiers saxons furent libérés contre leur parole de ne pas prendre les armes contre la Prusse pour toute la durée de la guerre. Par contre tout l'Europe civilisée fut choquée par les scènes qui suivirent. Frédéric annonça son intention d'incorporer dans l'armée dix régiments d'infanterie saxonne en l'état, contre toutes les conventions tacites sur les prisonniers. Des sous-officiers saxons furent promus officiers subalternes ; et surtout une valse de transferts d'officiers prussiens s'ébaucha. "Cela donna lieu à d'énormes promotions. De jeunes gens qui se seraient eux-mêmes considérés chanceux d'être lieutenant à trente ans, étaient alors promus à seize ans".
Frédéric II aurait été certainement plus avisé d'amalgamer les soldats saxons individuellement dans ses régiments (comme le suggérait son favori Winterfeldt). Il est difficile de comprendre sa décision: cherchait-il à motiver les Saxons dans une croisade protestante contre les Habsbourgs? Voulait-il isoler les Saxons pour lesquels il n'avait que mépris?
Toujours est-il que les désertions atteignirent des records inégalés. A la fin de l'année 1757, il ne restait plus que l'équivalent de trois régiments "saxons". Les officiers prussiens des troupes échappées (vers la Pologne ou vers les troupes françaises) furent reversés dans leur régiment d'origine.
Il n'est pas inutile de rechercher les causes de l'antipathie des troupiers saxons pour le système militaire prussien. Opportuniste mais pas toujours bien inspiré, résidant à Dresde mais davantage fier de ses possessions polonaises, l'électeur de Saxe joue un jeu de balance entre ses deux puissants voisins : allié à Frédéric II pendant la première guerre silésienne (il convoite la Silésie), ennemi durant la deuxième et la troisième, il reprend goût à l'alliance prussienne lors de la guerre de succession de Bavière. L'hostilité des soldats saxons pour les Prussiens est cependant une constante. Cela tient autant aux rivalités provinciales qu'aux expériences militaires malheureuses. Le souvenir des suites de la bataille d'Hohenfriedberg, en 1745, où la cavalerie prussienne, sans doute pressée d'établir une réputation qui lui faisait défaut, avait refusé de faire des prisonniers y est certainement pour beaucoup. Les officiers prussiens, qui ne s'embarrassaient pas pour recruter de force des jeunes gens dans la Saxe voisine, et la discipline du Drill connue de réputation devaient être haïes des Saxons. Mais ne faut-il pas voir aussi que les spécificités de l'état Hohenzollern ne s'appliquaient pas en Saxe?