Accueil arrow Articles arrow La formation tactique des officiers prussiens sous le règne de Frédéric II

La formation tactique des officiers prussiens sous le règne de Frédéric II

Version imprimable
Index de l'article
La formation tactique des officiers prussiens sous le règne de Frédéric II
Page 2
Page 3
Page 4
Page 5
Page 6
Page 7

Chapitre 2

Le premier cercle d'apprentissage de la carrière militaire: la famille et les protecteurs.

Frédéric II hérita d'une armée, à une époque de transition dans l'entraînement des officiers en Europe. Nombreux étaient encore les jeunes gens qui passaient directement de leur famille à leur régiment, où le système de l'ancienneté leur permettait de faire leurs classes progressivement. Cette méthode hasardeuse apparaît cependant de plus en plus difficile à concilier avec la nature scientifique de la guerre telle qu'elle est théorisée au XVIIIe siècle; mais il faut reconnaître la faiblesse du total des effectifs passés dans les académies militaires. Le premier lieu où un jeune homme s'implique dans la science des armes, c'est donc sa famille.
Or, l'impression générale qui règne en Prusse, c'est que les familles nobles assurent une éducation préparatoire à la vie régimentaire et au combat. La tradition historiographique de "légende noire" des Junkers s'en mêlant, on en vient souvent à évoquer l'héritage militariste et belliciste de la noblesse prussienne. On va même parfois jusqu'à lui chercher des origines lointaines chez les chevaliers teutoniques. Il s'agit là très certainement de revisitations du passé et d'hypothèses héritées de la vision nazie de l'Allemand conquérant et du Drang nach Osten. D'après plusieurs recherches, le militarisme des Junkers est une idée reçue largement fausse au début de l'époque moderne ; ou plutôt s'il y a un militarisme, il est plus conséquence que cause des guerres de Frédéric II. Aussi nous efforcerons-nous toujours de procéder à ce retournement causal lorsque se présenteront les assertions du roi sur les qualités dites "naturelles" de sa noblesse.
La vision frédéricienne d'une société stable et hiérarchisée est en fait en lien avec l'histoire de la formation de l'Etat prussien. L'armée est en effet le vecteur choisi par les Hohenzollern pour fidéliser une noblesse frondeuse; et le service à l'Etat des aristocrates n'avait rien de naturel en soi. On comprend donc l'importance et la complexité de cette première étape formatrice.

2.1. Une réelle diversoté des apprentissages.

Elle est à rappeler avant toute tentative d'explication générale. Frédéric II appréciait une certaine dose d'exotisme et d'originalité dans son entourage; mais même au sein des officiers subalternes, les différences peuvent varier et abonder selon les régiments entre princes, hobereaux, bourgeois et aventuriers.

2.1.1. Une forte minorité d'étrangers au conglomérat prussien.

Les officiers nés à l'Etranger ont toujours formé un élément significatif dans l'armée brandebourgeo-prussienne depuis l'époque du Grand Electeur. Frédéric Ier avait accueilli de nombreux huguenots fuyant les persécutions de Louis XIV. Les enfants de ces réfugiés sont représentés dans l'armée de Frédéric II par des commandants âgés comme les lieutenants généraux Hautcharmoy et Pennavaire, ainsi que par le plus jeune Henri, baron de la Motte-Fouqué, favori privilégié du roi. La Russie payait son tribut au prestige des armes prussiennes dans les personnes de Manstein, Finck et du maréchal Keith. En réalité, il s'agit d'anciens étrangers au service de Saint Pétersbourg. Il faut d'ailleurs remarquer qu'ils ne bénéficièrent jamais d'une grande faveur auprès du roi, car ils avaient défendu les qualités de l'armée russe devant un Frédéric qui s'accrochait à l'idée d'une Russie arriérée et mal défendue par une armée de Moujiks barbares. Après les avoir fait venir à la fin de la deuxième guerre silésienne, Frédéric II les maintint donc dans une indifférence hostile. Il éclata durant la guerre de sept ans: Manstein fut accusé de l'échec de Kolin (la première défaite de Frédéric, du jamais vu! Il fallait un coupable.): il aurait engagé sans ordre les réserves d'infanterie de l'aile droite dans de vains assauts contre les collines de Przerovsky. En fait, Kolin est l'exemple même de l'échec de l'ordre oblique, et la première raison de la défaite est l'ordre de Frédéric d'assaut général sur des forces autrichiennes supérieures. Le prince Moritz avait protesté contre cet ordre, mais il était plus facile d'accuser un Manstein qu'un Anhalt-Dessau. Quant à Finck, sa capitulation à Maxen scella son sort: après la guerre, il fut jugé et cassé. Enfin, Keith n'eut jamais l'honneur de commander un corps indépendant. Il mourut à Hochkirch.
Des spécimens plus exotiques se détachaient comme le major Ludwig von Steinmann, qui était en réalité un Turc d'Anatolie. Le fastueux commandant du 3ème de cuirassiers Robert Scipio von Lentulus devait son surnom au fait qu'il corrigea un jour le roi qui prononçait mal le nom d'un centurion romain de la Xème légion à Pharsale. Nourri d'Humanités on le voit, il venait en fait de Suisse après avoir servi en Autriche. Il clamait à qui voulait l'entendre qu'il descendait de patriciens romains… L'Autriche fournissait une large part de commandants éprouvés (une situation inverse de celle des troupiers qui venaient assez peu des territoires des Habsbourgs). On peut nommer Franz Karl zu Wied, le très compétent et très protestant Karl Christoph von Schmettau, le tyrannique Johann Karl Rebentisch et le calviniste général des hussards Johann Paul Werner . On imagine les combats fratricides: Franz Karl zu Wied combattit contre son oncle et le lieutenant colonel Eberhard von Gemmingen contre son père à la bataille de Kolin. Les péripéties du baron Friedrich von der Trenck, lieutenant aux gardes du corps de Frédéric II, et de son cousin chef des pandours nous laissent pantois devant le mélange de sentiments familiaux, de l'importance des liens du sang, mais aussi des intérêts personnels.
Des autres principautés allemandes venaient Schwerin (Poméranie suédoise), Kyau et Georg Conrad von der Goltz (Saxe), Wunsch, Phull et Massenbach (Wurtemberg). Si on ajoute les princes protestants allemands, on trouve huit princes d'Anhalt, cinq de Brunswick, trois de Hesse, deux de Holstein, et deux de Wurtemberg. Au total, les étrangers représentent plus d'un sixième des généraux entre 1740 et 1763 (54 sur 317 exactement). La proportion des étrangers parmi les officiers subalternes devait être moindre, même si elle devait varier considérablement d'un régiment à l'autre. Disons qu'elle était sans doute plus forte dans les nouveaux régiments de fusiliers et que la décision de Frédéric II d'écarter les officiers d'origine bourgeoise à la fin de la guerre de sept ans l'a certainement accrue.
Il paraît difficile de généraliser en ce qui concerne les motivations des officiers d'origine étrangère. Les soldats étrangers sont, en général, attirés par l'appât des primes, d'une haute paie et d'une bonne nourriture. A partir de 1745 jusqu'à la quasi-banqueroute de l'Etat prussien vers 1760-1761, les soldats reçurent toujours à temps paye, uniformes, munitions et nourriture. C'est ce qui rendait attractif le dur service prussien, même après les défaites. Ils sont retenus par une discipline implacable et par la crainte de châtiments terribles.
Pour les officiers étrangers, le lourd système de promotion n'est sûrement pas un facteur d'engagement. Selon Christopher Duffy, on entre dans l'armée prussienne par défi, en même temps que par sympathie pour la cause protestante (dont Frédéric II incarne, qu'il le veuille ou non, le bras armé contre les puissances catholiques). Le charisme du roi de Prusse en dehors des frontières joue aussi pour beaucoup (Goethe et ses jeunes frères ne se disaient-ils pas "fritziens" plutôt que pro-prussiens?). Mais surtout la renommée de l'armée prussienne après les premières guerres silésiennes a dû certainement contribuer à faire évoluer les destinations traditionnelles des nobles allemands portés à la profession des armes. Ils y trouvaient en sus de la gloire d'être attachés au roi de Prusse une situation confortable s'ils parvenaient à un poste de propriétaires.

2.1.2. Le cas des officiers bourgeois et sortis du rang.

Dans les pays protestants allemands, la noblesse n'a pas le débouché d'une carrière ecclésiastique pur ses plus jeunes fils. La seule occupation digne pour un Junker est donc la carrière militaire, dans laquelle il doit investir tous ses espoirs. Frédéric ne pouvait évidemment pas détecter un tel sentiment dans les classes mercantiles, dont les fils pouvaient toujours revenir aux affaires civiles ignobles. Les citadins et les membres des classes commerçantes représentent une faible minorité de la population prussienne (entre 5 et 10%). Tout est fait pour les décourager d'entrer dans la carrière des armes.
Un élément de mobilité sociale était pourtant par les colonels ou généraux sortis du rang et anoblis par Frédéric Guillaume Ier. Citons notamment: Johann Georg von Lehmann, Friedrich Albrecht von Roell, Emmanuel von Schöning, Johann Ernst von Alemann, Christian Gottfried von Uchlander, Peter von Meinicke, Martin Friedrich von Stollhofen. Parmi les propres protégés de Frédéric II, nous rencontrons des généraux de très basse naissance comme Konstantin Nathanael Salenmon (un israélite), Johann Jakob Wunsch (un fils d'artisan wurtembergeois), Tobias Kempel (le fils d'un tambour), et Johann Mayer (un fils de père inconnu). Certains parvinrent même à devenir Chef d'un régiment comme le Majorgeneral Friedrich Wilhelm von Rohdich, chef du prestigieux Grenadier-Garde Bataillon, et fils d'un adjudant. En fait tous ces professionnels parvinrent à être anoblis dès que Frédéric était convaincu qu'ils avaient montré des qualités dignes d'un gentilhomme. La barrière était donc beaucoup plus poreuse qu'on ne le croit, même s'il est vrai que Frédéric procéda à très peu d'anoblissements durant son règne, et que tous ces cas pieusement conservés par les registres sont très exceptionnels.
Lorsqu'on fait référence au rejet par Frédéric II des officiers d'origine bourgeoise, c'est surtout à l'époque de la fin de la guerre de sept ans qu'on pense. Or, il est nécessaire de remettre les événements dans leur contexte. Les pertes en cadres de 1757-1759 ont provoqué une grave crise qui a nécessité l'expédient du recrutement des officiers bourgeois. Lorsque la guerre se termine, le roi de Prusse vivant dans une perpétuelle angoisse d'une revanche autrichienne, ne démobilise pas. Au contraire, il accroît encore ses effectifs; mais les officiers bourgeois sont obligatoirement chassés vers les régiments de hussards (pour les cavaliers), ou vers l'artillerie et les régiments de garnison (pour les fantassins). C'est donc un choix délibéré de la part de Frédéric, un choix à lier avec la politique plus générale d'association entre le roi Hohenzollern et sa noblesse. Puisque la paix était revenue et avec elle la fin des possibilités de distinction au combat des bourgeois, leur proportion dans le corps des officiers décroît fortement. Au total en 1786, ils constituent à peu près 10% des 7000 officiers. Mais la proportion est encore moindre à partir du grade de major : 22 bourgeois pour 689 nobles. Il n'y a aucun officier bourgeois chez les cuirassiers (l'arme prestigieuse par excellence), un lieutenant colonel et un major dans l'infanterie de ligne, les autres appartiennent aux hussards, à l'artillerie et aux régiments de garnison.
FigurinesLeur éducation était-elle vraiment moins propice au métier des armes? Les témoignages montrent que dès l'époque les avis étaient très partagés et la décision du roi parfois critiquée . Ces officiers d'origine bourgeoise sont souvent des cadets ayant fréquenté les Universités. Leur culture générale et leurs manières souvent plus affables et policées les distinguent des nobles; mais leur servent assez peu durant le service. Selon le témoignage de Podgursky, ils tendraient à avoir une vie plus exemplaire en dehors du service ; mais rappelons encore une fois que l'officier prussien cherche sérieusement la perfection du service et se laisse aller en dehors. Le vernis intellectuel et les vertus des bourgeois devaient alors passer pour du badinage. Quoiqu'il en soit, les résistances furent faibles ou inexistantes; et la vision frédéricienne d'une société hiérarchisée rencontra l'assentiment des officiers nobles. Cela devait avoir des conséquences militaires importantes en 1806, sans compter les conséquences sociales à long terme: fermeture du corps des officiers, conservatisme d'une caste militaire, tout cela naît à la fin du règne de Frédéric II. Il n'y a pas eu en Prusse d'affaire des quartiers de noblesse comme dans la France de 1780-1781, parce que les classes bourgeoises avaient déjà fait leur deuil des postes dans l'armée et de l'anoblissement; tout comme il n'y a pas eu en Allemagne d'Affaire Dreyfus, parce qu'il n'y avait pas de capitaines juifs.

2.2. Le développement des notions d'honneur et de devoir dans la noblesse prussienne.

Malgré ses diversités territoriales, l'aristocratie des possessions Hohenzollern présente d'indéniables traits communs.
D'abord une homogénéité de statut. Les princes du sang ont peu d'influence politique. Ils n'ont pas de principauté propre (le titre de Margrave du Brandebourg qui se transmet dans la branche cadette des Hohenzollern est purement honorifique), donc pas de revenus. Ils dépendent financièrement du roi qui les appelle s'il le désire (dans leurs testaments politiques, Frédéric Guillaume I et Frédéric II recommandent expressément "de les traiter avec toute la distinction qui appartient à leur naissance, de les accabler de tous ces honneurs extérieurs, mais de les éloigner des affaires et de ne leur confier qu'à bonnes enseignes, à savoir, lorsqu'ils ont des talents et qu'on peut se confier en leur caractère". De plus les princes se conforment au système militaire (ils attendent cependant beaucoup moins longtemps entre les promotions). C'est un facteur important pour atténuer les différences . La noblesse prussienne est une noblesse de propriétaires terriens qui dominent des paysans dont le statut est variable mais qui reste très proche du servage. Il n'y a pas de noblesse de robe ou de fonction (et les anoblissements sont rares).
Ensuite une homogénéité de revenus. La noblesse prussienne est pauvre et le nombre de biens nobles insuffisant pour le nombre des fils d'aristocrates. Ce problème n'est pas résolu par les acquisitions de nouvelles provinces. La noblesse des territoires à l'Est de l'Elbe exploite des domaines assez vastes mais dont les revenus sont maigres (plaines à orge). D'où la possibilité d'action des Hohenzollern, à condition d'aider les Junkers.

2.2.1. Les évolutions de l'attachement des Junkers aux Hohenzollern.

Deux idées sont à retenir: la noblesse a été très longtemps (jusqu'au XVIIIème siècle en fait) frondeuse et la construction de l'Etat Hohenzollern n'avait rien d'assuré. L'œuvre unificatrice des Hohenzollern a donc un caractère tout à fait artificiel. Si elle a réussi, c'est en instituant une coopération avec la noblesse à travers le service militaire.
Cette coopération était vivement ressentie dès l'époque, mais était souvent mal interprétée: souvenons-nous du mot de Mirabeau passé à la postérité: "…une armée qui aurait son propre Etat". Elle a commencé à poser sérieusement problème aux historiens allemands du début du XXème siècle, lorsque les privilèges et l'immobilisme des Junkers se voient remis en cause; ce qui ne veut pas dire que leur influence décroît: souvenons de l'importance des militaires dans l'entourage de Guillaume II et surtout de leur rôle déterminant dans l'abdication du Kaiser en 1918. Devant les menaces révolutionnaires, la collaboration avec un Hohenzollern vaincu s'avérait dérisoire, l'association prit fin…. Sous l'influence de Otto Hintze, l'histoire des relations entre les rois et leur noblesse a été disséquée. C'est la base de la "légende noire" des Junkers. Depuis les historiens, notamment anglo-saxons, ont nuancé et approfondi les thèses de Hintze.
Tous sont d'accord sur la nécessité de commencer l'histoire de cette coopération après la défaite des chevaliers teutoniques à Tannenberg (1410). Dans ce contexte de menace sur les territoires colonisés par les Allemands à l'Est de l'Elbe, l'empereur Sigismond envoie en 1411 le Burgrave de Nuremberg dans la Marche du Brandebourg avec le titre de vicaire impérial. Le but (qui n'étonnera personne) est d'installer un pouvoir fort; le Burgrave n'est autre qu'un noble issu d'une famille de Souabe : les Hohenzollern. Dès le début, la noblesse locale proteste (en particulier une certaine famille Quitzows). A la fin du XVème siècle, le nouvel électeur et margrave, Frédéric II "à la dent de fer", tente de rendre sa noblesse plus dépendante du prince en l'attirant à sa cour et en créant, sur le modèle de la Toison d'or bourguignonne, un Ordre du Cygne. Succès faibles.
A partir du XVIème siècle, de profonds changements affectent le système féodal. L'ancienne organisation manoriale qui faisait vivre la noblesse de rentes trop chiches disparaît au profit du domaine (Gutherrschaft). Sur les territoires de l'Est de l'Elbe, les fermes des paysans libres et les anciens domaines de l'Eglise (victimes du zèle de la Réforme) diminuent sous la contrainte au profit de plus grandes propriétés encloses et gérées directement par le seigneur propriétaire. Les nobles de la Marche instituent alors comme droit féodal principal la corvée des paysans, sur le modèle polonais. C'est à ce moment qu'ils développent une certaine capacité pour les affaires, une habitude de commander leur main d'œuvre servile et d'organiser directement leur domaine. Cette fois, le prince Hohenzollern tente de s'opposer aux enclôsures et de protéger les alleutiers, mais il échoue largement. La balance penche en faveur des nobles qui imposent en 1540 à l'Electeur Joachim II de ne pas conclure d'alliance sans le consentement des Landräte (les diètes ou les états c'est-à-dire les assemblées nobiliaires des provinces), et de chasser ses conseillers "étrangers" (ce sont des Saxons…). Après l'acquisition en 1566 du duché de Prusse, la situation des Hohenzollern ne s'améliore pas: le duché ressemble à une république de nobles sur le modèle polonais. Un cercle d'anciennes familles luthériennes dominent le Landratskollegium (assemblée de conseillers nobles) et voient d'un mauvais œil les Hohenzollern calvinistes.
L'œuvre maîtresse est celle du Grand Electeur Frédéric Guillaume (1640-1680). Une œuvre d'abord répressive: il combat les tentatives de fronde nobiliaire (comme celle de Christian Ludwig Kalckstein qui voulait allier le duché de Prusse à la Pologne contre les Hohenzollern). Il admet ses coreligionnaires calvinistes aux offices sur une large échelle.
Surtout, le Grand Electeur est à l'origine de l'acte fondateur de l'Etat moderne prussien, la résolution qui crée une armée professionnelle. C'est le Landtagrezess de la diète de1653. Après la guerre de trente ans, l'armée n'est pas dissoute comme l'espérait la diète du Brandebourg (composée de nobles). Au contraire, l'Electeur demande aux nobles de la payer pendant sept ans. En échange de ce consentement à l'impôt, les privilèges locaux les Junkers sont confirmés voire étendus. C'est un compromis qui permet à la noblesse de développer tranquillement ses domaines, de continuer à vendre sa laine, son orge et ses alcools et de dominer les paysans. On comprend donc que dans cette noblesse, les traditions militaires n'existent pas ou peu. D'ailleurs les Junkers entrent assez peu dans la nouvelle armée, composée surtout de mercenaires.
Cependant, il faut souligner l'intuition de l'Electeur. Etre à la tête d'une armée professionnelle donne la possibilité de mater toute nouvelle fronde nobiliaire. De plus les guerres qui ne cessent pas autour de l'Etat brandebourgeo-prussien peuvent être le prétexte à un accroissement significatif des effectifs. C'est le doigt dans l'engrenage .
Cette œuvre est complétée par la mise en place d'une véritable conscription nobiliaire par Frédéric Guillaume Ier (1713-1740). Les Hohenzollern développent en effet une offensive de séduction et de coercition vis-à-vis de la noblesse. La coercition, c'est d'abord de ruiner l'autonomie des diètes locales pour former une seule diète régulièrement tenue. L'astuce est de créer des organes de centralisation dans chaque province (Kriegs-und-Domänenkammern chambres de la guerre et des domaines) en les peuplant de nobles. Toujours le compromis. La centralisation et la féodalité locale cohabitent car elles s'incarnent dans une seule personne: le Landrat, un représentant de l'oligarchie nobiliaire qui l'a proposé au roi et que le roi choisit. Il n'y a pas de structure d'Etat au dessous du Landrat; mais dans la pratique, les rois choisissent des subordonnés dociles . La vassalité disparaît alors derrière la loyauté pour un souverain légitime; mais cette loyauté est rétribuée (une partie des taxes levées par les chambres restent sur place). L'astuce des Hohenzollern est là encore de confondre le privilège d'occuper ces postes avec le devoir. La coercition, c'est ensuite le souci d'exclusivité du service des rois de Prusse, qui se heurte dans un premier au temps aux familles. Dès 1713, Frédéric Guillaume I interdit aux nobles de voyager ou de s'engager à l'Etranger. Sans beaucoup de résultats, car l'entrée dans l'armée d'une autre puissance est une tradition de la noblesse allemande (dont profite également le royaume de Prusse). Rappelons également que la notion de frontière est très vague dans l'Allemagne de l'époque moderne : aucun territoire n'est jamais très loin d'une enclave étrangère. En 1738, le roi ordonne pourtant aux chambres d'établir exactement combien de jeunes nobles ne sont pas sous les drapeaux. En 1739, il recommande d'envoyer vers l'école des cadets de Berlin un certain quota de jeunes nobles par province, et ce quelque soit l'avis des familles. Les jeunes gens devront "avoir l'air bien portant, être en bonne santé et avoir les jambes droites". A partir de ce moment, le service militaire quasi obligatoire des nobles est mis en place. Les archives citées par Carsten montre que la noblesse, comme celle du Lauenbourg, se plaint des officiers qui prennent leurs enfants, alors qu'elle préférerait un enseignement "plus utile" qui leur ouvrirait les portes de l'administration. La répétition des décrets coercitifs du début du règne de Frédéric II interdisant le service à l'Etranger montre encore les nombreuses réticences. En 1750, Frédéric ordonne que, sans une permission spéciale du roi, un voyage à l'Etranger signifie saisie de tous les biens pour "forfaiture". Cette interdiction est ensuite appliquée par un édit de 1751 aux Universités et écoles étrangères. Selon Carsten, c'est la fin d'une tradition d'éducation et d'ouverture et le début d'un état de siège prussien.
La séduction de la noblesse, c'est de lui fournir à travers l'armée et les postes de propriétaires des revenus assez importants. Rappelons que cinq sixièmes des taxes prélevées par les chambres des domaines et de la guerre et des revenus directs des domaines royaux sont consacrés à l'armée. L'armée, c'est donc le transfert des revenus des nobles vers les officiers nobles. Si l'on ajoute encore que les domaines nobles sont protégés (interdiction pour les non nobles d'en faire l'acquisition. De même, les nobles ne peuvent acheter les rares propriétés des paysans libres. Statu quo avant tout) et que l'œuvre juridique du roi philosophe en matière d'abolition du servage reste prudente, on comprend que l'aristocratie prussienne s'attache à son bienfaiteur:
"Les intérêts du roi et de la noblesse coïncident donc même si un grand nombre de familles auraient préféré voir leurs rejetons étudier et devenir fonctionnaires. Dans tous les cas, l'augmentation du nombre d'officiers et dans une moindre mesure l'accroissement de l'administration prussienne résolurent les problèmes économiques de la noblesse sur la base d'une ferme alliance avec la couronne".

Après les ravages causés par la guerre de sept ans, la première mesure de la couronne est justement de soutenir sa noblesse ruinée: par des prêts à taux faibles (2%) ou par des subventions au défrichement et à la remise en culture de terres. Frédéric II freine également le partage des biens dans les familles nobles pour garder un noyau stable de lignages . La coopération s'impose donc sous le règne de Frédéric II. Il n'est pas exagéré de dire que la Prusse est devenue une monarchie militaire, parce que c'est une monarchie nobiliaire. Selon Carsten, ce n'est pas une république aristocratique de nobles comme la Pologne, mais un Etat de nobles associés à la couronne. Frédéric II, à la fin de son règne, s'impose presque sans frictions aux chambres provinciales. Ce n'est pas en associant les nobles au faste d'une cour brillante (comme en France), mais en en faisant des officiers. Les seules fêtes du roi qui a oublié les plaisirs de sa jeunesse, ce sont les parades et les revues.
L'astuce des Hohenzollern, c'est d'avoir fait croire à leur noblesse que leur fonction militaire était naturelle, alors que les traditions de service sont récentes et nées de compromis. C'est pourquoi, la plupart des mémorialistes qui signent leur biographie à la fin du règne, font du "Devoir" une notion importante, une notion qui aurait paru incompréhensible soixante ans plus tôt . Ajoutons in fine que le charisme de Frédéric II et de son père n'est pas étranger à cette coopération. Les deux rois ne se sont presque jamais présentés qu'en uniforme d'officier, le signe qu'ils faisaient leurs les devoirs de la noblesse.

2.2.2. Mode de vie aristocratique et préparation militaire.

Le compromis passé entre les Junkers et les Hohenzollern est satisfaisant du point de vue de la préparation tactique.
Il permet, dans les territoires à l'Est de l'Elbe, une forte mobilisation des jeunes nobles. Il n'y a pas, en effet de stratégie familiale semblable à celle des familles aristocratiques françaises : un noble prussien n'entre pas dans l'armée parce que c'est un cadet impécunieux. Il faut dire plutôt: presque tous les nobles servent militairement l'Etat prussien. Bien sûr, il y a des diversités régionales. C'est dans le Brandebourg et la Poméranie, le cœur des possessions Hohenzollern, que s'applique le mieux le service des nobles.
A la lecture des mémoires d'officiers nobles, on est étonné du nombre de militaires de carrière dans une famille. Par exemple, dans une famille assez pauvre comme celle de Hülsen, tous les hommes ont servi depuis l'arrière grand-père. Au sein des grandes lignées de Junkers, on constate donc une forte reproduction sociale. Pour tout le XVIIIème siècle, les Kleist fournissent douze généraux, les Marwitz et les Schwerin onze, les Goltz et les Bredow neuf, les Manstein et les Puttkammer six, les Schulenburg et les Truchess-Waldburg cinq. De vraies dynasties!
Les Junkers prussiens ont l'habitude de commander. C'est une habitude qui est à relier à leur statut de propriétaire terrien exploitant directement leur main d'œuvre. Rappelons que la corvée sur les territoires du royaume à l'Est de l'Elbe est assez souvent "égyptienne" selon le mot de Frédéric: il n'est pas rare que les paysans ne doivent six jours de corvées par semaine. Or, le système de recrutement cantonal mis en place par Frédéric Guillaume Ier en 1733 renforce le caractère féodal de l'autorité des officiers. Avec le système des cantons, deux soldats sur trois dans chaque régiment sont des natifs du royaume (on imagine donc les registres et l'administration locale qu'a développé cet édit: l'armée est vraiment le moteur de la construction de l'Etat en Prusse!). C'était une mesure qui au début désavantageait les Junkers, puisqu'on leur enlevait en temps de guerre leurs meilleurs travailleurs (les plus grands, ceux en bonne santé). Mais l'habitude se prit que les capitaines recrutent leurs compagnies sur leurs propres terres, et qu'ils s'arrangent avec leurs paysans pour les laisser partir le temps des gros travaux. Sur ses terres, sur le terrain de Drill, comme au combat, le Junker donne des ordres à des gens qu'il connaît.
Les jeunes gens des familles nobles reçoivent généralement une éducation peu savante chez leurs parents. On est assez étonné de l'absence de références aux diplômés des Universités allemandes dans les mémoires d'officiers. Ces lettrés parmi les mieux formés d'Europe semblent éviter les familles de Junkers et, d'une manière générale, la formation des officiers est coupée du monde des Universités. Les domestiques attachés aux fils de hobereaux se recrutent souvent parmi les membres du clergé et anciens sous-officiers qui ont servi fidèlement le père (le personnage du Feldwebel Werner dans la pièce Minna von Barnhelm de Lessing est assez emblématique). Le contenu consiste le plus souvent en des principes de morale, des rudiments de français et de géographie, sans compter les anecdotes militaires.

Leopold d'Anhalt Dessau
Leopold d'Anhalt Dessau
Malgré tout l'éducation des jeunes nobles ne se confine pas qu'au cercle familial restreint. Très souvent, ils sont confiés à un protecteur ami ou parent de la famille; voire envoyés vers une grande famille princière, en tant que page, selon une antique coutume aristocratique. C'est ainsi que Fouqué entre à 8 ans à la cour de Léopold d'Anhalt-Dessau: "Son penchant pour les armes y trouva l'occasion de s'y manifester" nous dit son hagiographie . De même, c'est à la cour du "Margrave fou" Friedrich de Brandebourg-Schwedt que Seydlitz apprit très jeune les principes d'une parfaite équitation ainsi que les ingrédients d'une vie dissolue. Le passage chez les protecteurs est une étape fondamentale car il influe souvent sur l'entrée au régiment. Néanmoins, il est peu probable que les futurs officiers y aient trouvé une éducation intellectuelle d'un bon niveau. D'après les mémoires de Fouqué, les pages étaient regroupés pour suivre des leçons de français, d'histoire et de mathématiques. Mais, est-ce ou non une exagération, Fouqué semble le seul à cultiver "du goût pour les belles lettres" et à fréquenter la bibliothèque princière pour y dévorer "l'histoire des grands hommes". Rappelons que le bon officier tel qu'il est conçu au XVIIIème siècle est un mélange de vertus civiques, politiques et militaires. Il est donc assez malaisé de dissocier le militaire didactique des principes moraux et de la culture. C'est ce qui explique que, en France, l'école royale militaire ouverte en 1751 et ses héritières soient à la pointe de l'éducation intellectuelle des nobles sous l'Ancien Régime.
Par contre, on ne peut nier la contribution du mode de vie aristocratique à l'habitude des exercices physiques. La chasse, surtout, est reconnue pour apporter la connaissance de la variété des terrains, des possibilités de mouvement des hommes et des chevaux et la façon de donner les ordres aux rabatteurs. Parmi les qualités du général, le XVIIIème siècle privilégie le "coup d'œil", c'est-à-dire la facilité d'un officier à saisir l'essentiel d'une situation et à prendre une décision rapide et appropriée. Christopher Duffy cite l'essai publié par J.D. Pirscher à Berlin en 1775 : Le coup d'œil militaire. Selon Pirscher, le procédé d'acquisition du "coup d'œil" commence en temps de paix lorsque l'officier marche, fait des courses de cheval et chasse. L'un des exercices fondamentaux, c'est d'apprécier les distances. Par exemple, Pirscher explique que la bonne distance pour tirer sur un lapin est de 80 pas environ. Or trois fois cette longueur équivaut à la longueur d'un bataillon autrichien en ligne. Plutôt utile. L'autre exercice, c'est d'estimer de très loin le nombre de paysans présents dans un champ au moment des labours. En vérifiant leur nombre exact, on calcule la marge d'erreur. On aurait tort de négliger ce facteur empirique. En 1757, on attribua les bévues du prince Auguste Guillaume à son mauvais coup d'œil. Il crut que la route principale pour sa retraite vers Zittau était bloquée par de l'artillerie autrichienne. Celle-ci s'avéra être un troupeau de bétail. On imagine les sarcasmes de Frédéric II.

2.3. Le développement d'un patriotisme prussie dans la seconde moitié du XVIIIème siècle.

Il ne se fait pas à proprement parler exclusivement dans la sphère familiale. Il s'agit ici de déceler ce qui chez les officiers vise à exalter leur appartenance à la Prusse et leur idée d'appartenir à une époque de rayonnement intellectuel et moral. Le terme de patriotisme est volontairement choisi, même s'il est paradoxal dans un pays où la majeure partie de la population n'est pas motivée par un sentiment d'unité, ni même par une grande affection pour le "vieux Fritz" trop belliqueux et trop chiche. Ce patriotisme n'a qu'une base: les officiers nobles (et dans une moindre mesure l'administration, mais celle-ci se compose souvent d'officiers retirés). En fait, ce patriotisme de l'élite armée est une sorte de reconnaissance des officiers pour le système politico-militaire mis en place dans le royaume.

2.3.1. L'influence de la religion.

Elle est notable dans la préparation mentale à la subordination militaire. Frédéric Guillaume Ier a eu l'intention de propager chez ses officiers la forme de foi qu'il s'était choisie en 1708. Il s'agit du Piétisme, un mouvement luthérien ascétique qui établit que la position devant Dieu est mesurée par l'attention à ses devoirs. A cet effet, Frédéric Guillaume noua d'étroites relations avec l'Université de Halle, où le Piétisme avait fondé sa nouvelle Genève depuis la création de l'établissement en 1692. Loin d'être des mystiques cherchant à se couper de la réalité, les Piétistes recherchent au contraire une transformation de la société dans le sens d'un contact effusif avec la Nature, le monde et Dieu. (Le Piétisme est à l'origine aussi bien de la musique sensible de Bach, du rationalisme à la Kant que du Romantisme allemand.).
Après avoir pris de sérieux contacts, le "Roi Sergent" reconnut en 1718 une Eglise militaire détachée de l'Eglise civile (contrôlée par des orthodoxes calvinistes). Son directeur se nommait Lampertus Gedicke, un ancien professeur de Halle. Il fit en sorte que la moitié des chapelains de l'armée (Feldprediger) de 1714 à 1736 proviennent de l'Université où il avait enseigné. Parmi leurs devoirs, ces chapelains instruisaient les soldats, leurs femmes et leurs enfants. Ils prêchaient ainsi une attitude religieuse et politique d'obéissance. Gawthrop rapporte qu'il y eut d'abord des résistances. Le "Roi Sergent" imposa en effet le culte hebdomadaire comme obligatoire et fit garder les portes des églises. Les résistances s'estompèrent lorsque les chapelains apprirent à lire aux soldats, à leurs femmes et à leurs enfants: on leur enseignait également le catéchisme et "la discipline". Chez les officiers, le Piétisme est certainement un des facteurs de soumission devant le Devoir. Si on observe les origines et les occupations de ce corps des officiers avant 1713, on observe que, sans égards pour leur niveau intellectuel, les cadres considèrent leurs fonctions militaires comme une partie seulement de leur existence. A cette époque précise, ils ne sont pas tellement différents de la plupart des officiers nobles européens qui, au combat, conduisent des soldats pour leur propre gloire de chef combattant. Le Piétisme introduit par le Roi Sergent contribue ensuite à rendre la motivation militaire plus abstraite et davantage vécue sur le mode collectif. Cela passe par l'introduction d'instructeurs piétistes à l'école des cadets et à l'orphelinat militaire de Potsdam. Leur tâche est de briser la volonté individuelle pour la reformer dans la perspective du Bien de tous (Les sous-officiers instructeurs des armées contemporaines qui ont hérité de la terrible discipline prussienne ne se doutent sûrement pas de son origine religieuse et mystique!). Le premier commandant de l'école des cadets se trouve être le colonel Finck von Finckenstein, un des plus ardents piétistes de l'époque.
Frédéric Guillaume Ier institua un code de conduite puritain: le règlement d'infanterie de 1726 est très sévère et proscrit les jeux de cartes, les dettes et l'ivrognerie. Sans beaucoup de succès : les officiers acceptent de se soumettre pendant le service, et se relâchent en dehors (l'héritage luthérien de repli sur la sphère privée reste fort). Le "Roi Sergent" fit également distribuer des Bibles aux officiers. Il fit même déplacer la garnison du régiment n°3 à Halle, pour que son Chef, le "vieux Dessauer", principale tête de l'hostilité au piétisme dans l'armée, se taise. Une des conséquences à long terme de cette évolution des mentalités militaires fut la solennité et l'idée de former un corps uni d'Elus chez les officiers. Dès le règne de Frédéric II, les observateurs anglais notent le "manque d'humour" et la "pensée attentive au Devoir".
Au sein des familles, l'influence de la religion est assez nette, notamment chez les calvinistes descendants de huguenots français. L'exemple du lieutenant Hülsen est particulièrement frappant. Sa mère était issue de la famille de Blomme, assez aisée, qui avait dû fuir en 1685. Sa Piété, son esprit de sacrifice (après l'accident de cheval du père, celui délaisse le domaine et se met à boire. C'est elle qui prend toutes les responsabilités.) marquent profondément le fils. Lorsque celui-ci se prépare à partir au régiment, elle lui adresse des mots qui vont marquer sa vie d'officier:
"Tout dépend de la Religion! (…) Souviens-toi constamment que tu es un noble et que tu dois mieux penser et mieux agir que le peuple. (…). Garde-toi qu'on te dispute. Mais que personne ne t'appelle lâche. C'est un mot effrayant surtout pour un soldat. C'est une consolation pour moi que je puisse dire que je n'ai jamais remarqué chez toi de lâcheté ou de peur. (…) S'il y a une guerre, je souhaite que tu ailles contre l'ennemi avec une conscience inébranlable. ( …). Sois respectueux envers tes supérieurs et pas moins obéissant. Avant de pouvoir commander, apprends à obéir. Montre-toi agréable envers tes pairs, et bon envers tes subordonnés. Ton comportement tout entier doit être raisonnable. J'ai avec un rée plaisir remarqué ton amour de l'ordre. Demeure ainsi. Souvent un pauvre va plus loin qu'un riche grâce à l'ordre. Je te recommande la lecture de bons livres, en particulier ceux d'histoire générale".

Un véritable sermon qui se clôt par le "Amen" final. Ce discours fleuve est pourtant remarquable puisqu'il associe noblesse, crainte et espoir Dieu, honneur, Devoir, respect de l'ordre, vie réglée, courage militaire et amour de la connaissance. Ce sont autant de traits de l'Ethos prussien tels qu'ils se représentent eux-mêmes idéalement, à la fin de leur vie en rédigeant leurs mémoires. Il est cependant indéniable qu'il y a une part de vérité: on ne saurait sous-estimer l'importance de la foi soumise pour le moral sur un champ de bataille et pour l'attention au service durant les garnisons. On peut reconnaître pourtant que cette attitude religieuse dépend souvent de la marque du Chef du régiment. Hülsen a pour Chef Below ; puis pendant la guerre de sept ans, son commandant de corps est le général Dohna, deux fervents calvinistes de Prusse orientale. D'une manière générale, les officiers suivent souvent les habitudes des Chefs, qui se partagent en deux : d'authentiques exemples de Piété, et des sceptiques amoureux du Bel Esprit.

2.3.2. La prise de conscience d'une spécificité prussienne.

C'est un des acquis souvent oubliés du règne de Frédéric le Grand. Sous le règne de Frédéric Guillaume Ier, le roi doit batailler pour gommer les noms de provinces et imposer le nom de "Prussien". A la fin du règne de Frédéric II, de très nombreux officiers revendiquent dans leurs mémoires leur fierté d'être Prussiens, d'être nés à l'époque du "Grand" Frédéric. Ils n'hésitent pas à prendre la plume pour l'écrire alors qu'auparavant, les mémoires ou traités sont extrêmement rares. Que s'est il passé entre-temps? La naissance d'une légende prussienne originelle, du vivant même de Frédéric le Grand.

Il est bon de rappeler dans un premier temps que le patriotisme a des difficultés à naître dans les monarchies de l'époque moderne, où les liens matrimoniaux, financiers ou autres entre souverains ont beaucoup plus d'importance. Rappelons-nous également que nous sommes à l'époque des Lumières où les cercles lettrés suivent les goûts d'une culture française. L'amour des spécificités nationales peut donc être dangereux pour un roi (on peut l'accuser d'aimer trop l'Etranger). Le XVIIIème siècle est également l'époque où le fanatisme religieux est condamné. Pas question donc pour les officiers de transformer ouvertement un conflit en croisade protestante. (Frédéric est officiellement le modèle de la tolérance en Europe, puisqu'il accueille aussi bien les auteurs à l'Index que les jésuites chassés de France et d'Autriche: ces derniers n'ont-ils pas formé monsieur de Voltaire ?). C'est pourquoi les théoriciens militaires éprouvent des difficultés à appréhender le patriotisme et à dissocier ce concept de la passion irrationnelle. Par exemple, Carl Abraham Zedlitz prononce un discours ambigu et distant devant l'académie royale de Berlin en 1776:
"Ce que nous appelons patriotisme est un attachement fort aux lois, coutumes, institutions, avantages et gloire de la société dans laquelle nous vivons. Ce sentiment est une subdivision de l'amour en général, c'est-à-dire de la passion".

De même, dans son Essai sur la tactique, Guibert, qui rêve d'une armée "nationale", propose une sorte de patriotisme amélioré par la Raison et déclame contre les sentiments de Fanatisme et de haine de l'autre. En fait, si on relit Zedlitz, on constate que le terme "avantages" dérive de l'obligation mutuelle héritée de la féodalité. Il est donc inconcevable que cet amour touche celui qui ne profite en rien "de la société dans laquelle nous vivons": il ne peut donc toucher en Prusse que les officiers et les fonctionnaires. De même, le philosophe Carl Gottfried Wolff définit l'amour de la patrie comme un appel à la loyauté d'un homme, appel qui vaut aussi longtemps que lui sont accordés la liberté de conscience et une participation à la prospérité commune . C'est donc un contrat, une collaboration, un compromis.
Le patriotisme et la fougue militaire des officiers prussiens tiennent donc à la fois d'un consentement à leur situation et d'un "esprit du siècle". L'œuvre principale du capitaine Johann Wilhelm von Archenholtz, L'histoire de la guerre de sept ans, parue en 1789, est tout à fait représentative de ces deux pôles, à condition de la remettre dans son contexte. L'auteur est né en 1743 près de Dantzig; c'est un descendant probable d'une famille noble d'origine hanovrienne. Formé à l'école des cadets de Berlin, il entre au régiment de Forcade au printemps 1759 (au moment où les terribles pertes imposent un régime de promotions soutenu: il passe de Freikorporal en 1759 à capitaine en 1763!). Blessé, il quitte l'armée à la paix, et voyage en Europe jusqu'en 1780. Il s'intéresse aux débats de son époque et nourrit une importante correspondance. C'est aussi un franc-maçon dont l'idéal est d'être le citoyen du monde et de son siècle. Il s'enthousiasme donc pour les idées de la Révolution française et s'installe à Paris jusqu'à la déclaration de guerre. Il meurt en 1812. L'inspiration de son œuvre correspond à celle d'un rationalisme éclairé, mais surtout, il associe sur un même plan Lumières, Tolérance et Patriotisme. L'objectif n'est pas d'écrire une simple histoire militaire, mais de réveiller l'amour de la patrie en contribuant à l'écriture d'une sorte de "Siècle de Frédéric le Grand" sur le modèle du Siècle de Louis XIV de Voltaire. Frédéric est donc qualifié de modèle de roi, parce que Archenholtz voit en lui le compromis entre l'Esprit et le pouvoir (même si Archenholtz, et c'est rare, reconnaît les sautes d'humeur du roi comme une forme d'arbitraire.). Cette "histoire" est donc officiellement conçue comme une œuvre pour tout public (alors que d'habitude, les mémoires d'officiers servent avant tout à édifier leurs descendants). L'exemple prussien et la "grandeur morale" du peuple y sont glorifiés sur le modèle de Tite-Live . Le but d'Archenholtz est de montrer que l'esprit prussien du XVIIIème siècle (celui des officiers servant avec toute leur conscience les armes du roi) ne vaut pas moins que l'esprit français du XVIIème siècle. C'est pourquoi son patriotisme est une réaction face à la France de Louis XV présentée comme intolérante, sclérosée, ethnocentrique et décadente (c'est le mauvais génie de l'histoire : la France dominée par une femme, la Pompadour, finance les ennemis de la Prusse : bref, toutes les idées reçues propagées par Frédéric et les Philosophes dès l'époque). C'est étonnant de la part d'un lettré amoureux de la culture française. Ce qui permet de cimenter l'argumentation, c'est l'hostilité envers les mauvais courtisans et les fanatiques qui ne voient pas que la Prusse prolonge la France. Archenholtz est en effet très pénétré de l'idée de Kultur d'un siècle que tel ou tel peuple représente plus particulièrement. C'est pourquoi, dès son œuvre, on trouve l'idée promise à un bel avenir que la civilisation policée de l'Europe, incarnée par les Prussiens, est menacée par les "masses asiatiques" "en dehors de toute humanité" (c'est-à-dire les Russes). C'est aussi et surtout un patriotisme culturel et élitiste, parce que Archenholtz se méfie de toute explosion des émotions qui s'opposerait à la réflexion. Pour lui, les lettrés et les chefs militaires seuls peuvent expliquer pourquoi ils combattent. (le peuple, lui, ne fait que ressentir passivement l'amour pour la patrie).
Le patriotisme des officiers se présente donc comme un patriotisme de transition (par rapport au patriotisme populaire issu de la Révolution française) : à la fois amour abstrait d'une patrie et contrat personnel avec cette patrie. Disons que c'est un patriotisme adapté à une conscription nobiliaire.