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La formation tactique des officiers prussiens sous le règne de Frédéric II

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La formation tactique des officiers prussiens sous le règne de Frédéric II
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1.3.1. La centralisation de l'appareil militaire: aspects et évolutions.

Le contexte intellectuel fournit une justification au pouvoir de Frédéric II. Le terme de "despotisme éclairé" (entré dans l'historiographie en 1847 sous la plume d'historiens allemands) est généralement utilisé pour décrire ce style de service rationnel de l'Etat que Frédéric et quelques uns de ses contemporains auraient choisi dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Ce n'est pas ici le lieu de discuter de la pertinence de ce concept qui vise à suggérer qu'une différence nette existe entre le régime frédéricien et les monarchies classiques. On doit seulement souligner la nécessité de l'autocratie Hohenzollern sur des territoires n'ayant que très peu de points communs et absolument aucune tradition d'unité. "Premier serviteur et premier magistrat de l'état" dans la sphère politique, ou "roi connétable" dans la sphère militaire, les deux termes ont une même origine et un même but: renforcer l'état prussien, un Etat qui n'existe pas sans le ciment de la présence royale.
Le prince Hohenzollern est le premier officier de son armée et il doit en accomplir les devoirs. A la lecture des Testaments Politiques de Frédéric de 1752 et de 1768 (destinés uniquement à ses héritiers), on comprend que l'armée tienne la première place dans le royaume: elle accueille la noblesse dans le service à l'Etat, et elle accroît la puissance de cet Etat à l'extérieur. "Il faut donc de nécessité qu'un roi de Prusse soit militaire". L'éducation du prince envisagée par Frédéric II a ainsi un but militaire. Il suggère ainsi de susciter l'engouement pour la profession des armes (revirement prodigieux si on se souvient que Frédéric avait vu sa nature sensible, amoureuse des arts, brimée dans sa jeunesse par un père brutal, grossier, et obsédé par les uniformes!). Il propose également d'appliquer jusqu'au prince le principe de l'ancienneté: même l'héritier doit connaître chacune des étapes du service. L'éducation du prince envisagée par l'auteur de l'Antimachiavel est donc à relier étroitement avec l'expérience personnelle de Frédéric. Une seule éducation est possible pour un noble prussien: l'armée. Frédéric n'a de cesse de critiquer l'éducation hédoniste, sur le modèle français, dispensée dans les cours des petits princes allemands.
Ce premier officier de l'armée, que Frédéric souhaite primus inter pares, se différencie cependant des autres officiers par l'ampleur de ses instruments de contrôle. L'armée est l'institution privée du roi et aucune instance du type du ministère de la guerre français ou du Hofkriegsrath autrichien ne joue le rôle d'intermédiaire. En temps de guerre, le roi de Prusse loge au milieu de ses troupes, et se lève généralement vers quatre heures du matin pour inspecter les régiments, et surtout pour répondre aux centaines de lettres de la correspondance militaire qu'il reçoit chaque jour. Cela lui permet (officiellement) de connaître le caractère et la carrière des officiers de son armée.
L'inconvénient, c'est que cela aggrave la lenteur de l'administration et décourage les initiatives personnelles. Le roi souhaitait signer toutes les commissions de sa propre main (ce qui était rarement possible), et admettait très peu d'yeux autres que les siens à lire la liste des régiments ; cette liste qui comportait tous les noms des officiers et les effectifs de chaque bataillon conserva sa forme manuscrite jusqu'en 1784 où Frédéric II accepta une impression à diffusion très restreinte . Naturellement le choix d'un nouveau Chef d'un régiment n'appartient qu'au roi. Nous avons l'exemple d'une conversation en 1752 entre le roi et le colonel Uchlander, nouveau Chef du régiment n°2. Le roi l'invita à dîner, puis lors de la promenade qui suivit lui dit:
"Maintenant, écoutez-moi, mon bon Uchlander. Je vous donne un bon et brave régiment, mais cela dépend de vous qu'il le reste. Les hommes vont dégénérer s'ils ne restent pas sous contrôle. Vous devez être très attentif sur ce point. Ne permettez pas aux officiers d'aller trop loin" . La cérémonie s'apparente ainsi au don d'un bénéfice en contrepartie de la vigilance sur la discipline des troupes et sur l'obéissance des officiers. Le Chef ressemble donc beaucoup plus à un féal du roi qu'à un propriétaire: il est surtout une courroie de transmission des ordres royaux.
Il faut croire que cette courroie ne suffisait pas, puisque la standardisation et la centralisation franchissent un nouveau palier le 9 février 1763, lorsque Frédéric II établit un corps d'inspecteurs. Le but avoué est de restaurer la discipline dans l'armée sur une base plus homogène après la guerre de sept ans. Ces inspecteurs représentent l'un des plus importants instruments de contrôle du roi. A l'origine, ils comptaient cinq membres pour la cavalerie et six pour l'infanterie. Mais à la fin du règne, le total s'élevait à sept pour la cavalerie et dix pour l'infanterie; ce qui signifie que chacun des inspecteurs était responsable de la surveillance de 20 à 75 escadrons ou entre 5 et 21 bataillons. Leur tâche est de sillonner leur province ou inspection, en vérifiant que les effectifs théoriques sont atteints, que le Drill est pratiqué sur le modèle en vigueur (c'est-à-dire suivant les instructions du souverain). Ils sont également chargés de noter les officiers. La mise en place de ces Missi Dominici représente la seule décision de Frédéric pour déléguer son autorité. Il faut cependant ajouter que c'est toujours le roi qui prend les décisions coercitives ou honorables en dernier ressort, et que les hommes qu'il choisit sont des fidèles, souvent très capables (et élus sans égard à leur ancienneté, ce qui évidemment ne pouvait plaire aux autres officiers supérieurs).

En temps de guerre, l'absence d'un état-major se fait sentir autour du roi. La création des Adjutants ou Flügeladjutants à la veille de la guerre de sept ans tend à combler ce vide en fournissant une suite royale d'intermédiaires entre les généraux et leur souverain. Rappelons encore une fois qu'il n'y a pas de grand état-major prussien au sens de réunion des plus hauts gradés décidant des projets de campagne. Il y a tout au plus une suite de généraux surnuméraires (c'est-à-dire qui n'ont pas de corps ou de brigades à commander) qui accompagnent le roi, s'instruisent à son contact et sont prêts à combler les défaillances potentielles. C'est là le signe que le système de surencadrement du régiment se retrouve au plus haut niveau.
Or l'un de ces généraux, le Major General Karl Christoph von Schmettau, aurait persuadé Frédéric que cela ne suffisait pas pour bien entraîner les généraux et futurs généraux. Le résultat fut la création de douze jeunes Adjutants, choisis souvent pour leur visage agréable et leur bonne tenue lors d'une revue. Ils accompagnaient le roi, mais surtout étaient envoyés repérer les sites potentiels de campement, ou rechercher les passages pour les colonnes de marche, ou encore sonder la profondeur des rivières. Mais une de leurs tâches inavouées consistait à surveiller les généraux.

Premier officier de son armée, doté d'instruments de contrôle importants, le "roi connétable" met aussi en scène son pouvoir sur ses officiers. Sans tomber dans la psychologie historique, on peut cependant souligner ce que ce dernier trait doit à la personnalité de Frédéric le Grand. Homme aux multiples facettes (philosophe, musicien, confident, lettré, Grand Capitaine, redoutable diplomate, administrateur consciencieux, ami des Lumières sensible jusqu'à détester les sports violents et éviter les exécutions, mais aussi roi tyrannique adepte de la cynique Raison d'Etat, idéaliste et misanthrope mais toujours égocentrique), Frédéric a su créer son personnage de chef militaire pour s'imposer comme tel aux officiers. N'était-il pas au fond un acteur? Jusqu'à quel point était-il bon capitaine? Là n'est pas encore la question; l'essentiel ici est ce que les officiers ont vu en lui. Et en ce qui concerne les relations sentimentales ou plutôt passionnelles entre Frédéric et ses officiers, il nous paraît tout à fait utile de parler de charisme.
C'est d'abord le charisme de l'union du roi à son armée (au sens quasi-matrimonial du terme). Il faut bien voir que dans ces batailles gagnées par des masses de poitrines humaines, l'armée prussienne et en particulier ses officiers marchent à l'enthousiasme. La signification rituelle de certains gestes du roi ou de ce que voient en lui les officiers contribue donc à son pouvoir et à la formation des cadres. C'est ainsi que Frédéric II joue à fond sur le fait qu'il ne doive répondre à personne de sa tenue. Or l'aspect défraîchi de son uniforme simple d'officier du régiment n°15, son écharpe blanche d'officier déchirée (et passée par dessus l'uniforme, ce qui est non réglementaire), ses bottes boueuses, sa culotte noire élimée sont calculés pour accroître le lien physique avec ses troupes . Dans le même genre, le roi loge au milieu de ses troupes (et assez souvent pas mieux qu'elles) et les encourage à l'appeler "Fritz". Au combat, il fait montre de courage et paie de sa personne. Beaucoup plus ressenti par les officiers, c'est ensuite le charisme du génie omniscient et omnipotent. La lecture des mémoires d'officiers nous informe en effet d'une angoisse généralisée: le roi voit tous les détails, toutes les erreurs. Devant les yeux bleus perçants du roi, revues et manœuvres deviennent autant de manifestations d'arbitraire puisque, la perfection étant de rigueur, chaque erreur devient faute. Mais qui saurait contester celui qui se pose comme la norme du Grand Capitaine ? Kaltenborn nous décrit ainsi la tension extrême des officiers lorsque 18 000 ou 20 000 hommes devaient manœuvrer en silence et en champ clos pour la satisfaction d'un seul.
Cette réputation de maître à penser militaire se fonde évidemment sur les succès (initiaux) du roi. C'est ce charisme du succès (ou certitude que le roi ne peut se tromper, et que tout ce qu'il promet se réalise) qui permet à Frédéric de brimer tous ses officiers autant qu'il le souhaite. Frédéric II utilisait en effet une large gamme de punitions, mais surtout il n'hésitait pas à humilier publiquement des officiers devant leurs subordonnés. C'était déjà un mauvais signe lorsqu'il appelait un officier "Monsieur" ou encore pire "Herr"; mais les coups de canne pouvaient suivre. Les arrêts de forteresse étaient une peine encore douce comparée aux brefs: "Foutez-le camp!" (en français) qui signifiaient être cassé ("infam cassiert").
Le charisme du protecteur explique également la fascination et la soumission des officiers. Le tempérament cyclothymique du roi oscillant entre tyrannie et fervente amitié rassure les officiers sur le souci que le souverain a pour eux. Et le roi sait se montrer généreux. C'est pour ses officiers que Frédéric crée en juin 1740 l'ordre "Pour le mérite", une récompense largement distribuée aux officiers subalternes, lieutenants et capitaines, soit sur le champ de bataille, soit lors d'une revue particulièrement réussie. Des poignées de croix de Malte bleues furent accordées pour des faits d'armes extraordinaires: tous les officiers du régiment Kleist n°27 à Lobositz (1756), et du régiment du prince Ferdinand n°34 à Liegnitz (1761).
Lorsqu'il arrivait au rang de lieutenant général, l'officier nouvellement promu pouvait espérer recevoir l'étoile d'argent et l'écharpe orange de l'ordre de l'Aigle Noir. 98 généraux (sans compter les princes de sang) reçurent cette décoration au cours du règne. Selon les occasions, Frédéric fit battre des médailles spéciales pour commémorer certaines batailles ou pour honorer certains régiments (les dragons de Bayreuth après Hohenfriedberg par exemple). Des présents pouvaient compléter ces reconnaissances de hauts faits. Le major général von Driesen reçut ainsi, après une bonne conduite de ses cuirassiers lors de la revue de 1754 à Berlin, une somme de 2 000 Thalers, une pension annuelle de 1 000 et une autre de 500 liée à un poste nominal d'administrateur civil en Prusse orientale. Plus symboliquement, Frédéric donna des exemples de grande considération passés à la légende : ainsi le colonel Forcade, gravement blessé lors de la campagne de 1745, se vit offrir des mains du roi une chaise pendant une réception à Potsdam.