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La formation tactique des officiers prussiens sous le règne de Frédéric II

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La formation tactique des officiers prussiens sous le règne de Frédéric II
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1.3.2. Le roi et les différents cabales d'officiers:

Le système "égalitaire" de l'ancienneté est virtuellement court-circuité par les accès d'humeur de l'arbitre roi et par son souci de jouer des divisions existant entre ses officiers. Au delà de l'aspect tragi-comique des faveurs, des revirements et autres disgrâces successivement accordés aux uns ou aux autres par le roi, il faut analyser les différences que recoupent ces cabales. Elles ont un poids dans les promotions (particulièrement pour les officiers supérieurs) et surtout un impact sur l'Art de la guerre et les alliances diplomatiques.
A la mort de son père le 31 juin 1740, le nouveau roi dispose de deux maréchaux de premier plan mais ennemis. Le prince Léopold d'Anhalt-Dessau (1676-1747), dit le "vieux Dessauer", moustachu, basané, formé à l'école du prince Eugène (et présent à Malplaquet en 1709 et à Denain en 1712) est l'ancien favori du "roi sergent". Il n'a jamais brillé par une intelligence excessive, mais on peut lui reconnaître une indéniable persévérance. Il est véritablement le fondateur du Drill, ce qui lui a valu l'amitié reconnaissante de Frédéric Guillaume 1er. Bien qu'ayant prôné la clémence pour le Kronprinz dans l'affaire de 1730, Léopold ne trouva pas chez Frédéric II la même confiance que celle du "Roi Sergent". Trois de ses fils perpétuèrent après lui l'influence de la famille d'Anhalt-Dessau. L'aîné, Léopold Maximilien, commanda l'infanterie prussienne lors de la campagne rhénane de 1734, mais mourut en 1751. Le troisième fils, le prince Dietrich, gagna la sympathie de Frédéric qui le fit Feldmarschall en 1747; mais il quitta le service en 1750. Le prince Moritz, le cinquième fils, lui, était un violent bouffon que son père avait refusé d'éduquer (apparemment une expérience sur le Bon Sauvage, typique du siècle des Lumières, qui aurait mal tourné). Ses contemporains l'appelaient "le prince sauvage", et il possédait sans doute des talents militaires en même temps qu'une immense intrépidité. Fait Feldmarschall à Leuthen, Frédéric II le considérait pourtant impropre à un commandement indépendant sans un bon état-major. Il fut blessé grièvement à Hochkirch en 1758 et décéda des suites d'un cancer. Appartenaient également à ce cercle le prince François Adolphe d'Anhalt-Bernburg et les généraux Goltz et Fouqué (dont le protecteur était justement le prince Léopold.).
Pendant longtemps ce clan contribua à défendre l'héritage politique et militaire du "Roi Sergent". Cela signifie militairement une confiance dans l'école anglaise et hollandaise de tir de l'infanterie, l'attachement à la discipline et à la précision des mouvements, le respect de l'ordre de bataille classique hérité de la guerre de succession d'Espagne (soit le combat en lignes parallèles). En termes diplomatiques, ce clan recommande d'éviter un conflit généralisé (même si l'agression contre les Habsbourgs en 1740 ne leur pose pas de problèmes), et de privilégier si possible un développement intérieur du royaume.
De l'autre côté, on trouve l'influence plus policée et civilisée du maréchal Kurt Christoph von Schwerin (1685-1757). Né en Poméranie suédoise, étudiant à l'Université de Leyden, Schwerin représente "l'honnête homme" lettré du XVIIIe siècle par excellence. On se doute donc qu'il établit de très bonnes relations avec le Kronprinz Frédéric. Toujours est-il que Schwerin se révéla un bon capitaine : audacieux et responsable. Il attira à lui un certain nombre de hautes figures : le prince Ferdinand de Brunswick, le duc de Bevern, le duc Frédéric Eugène de Wurttemberg, le général Forcade et les trois frères de Frédéric: Auguste Guillaume, Henri et Ferdinand. Schwerin connut des hauts et des bas dans ses relations avec le roi: blâmé sévèrement (et injustement) pour la désastreuse campagne de 1744, il revint en grâce en 1747, mais connut de nouveau une baisse d'affection pour son manque d'initiative au début de la guerre de sept ans.
Il paraît plus difficile de définir le credo des personnalités qui l'entouraient. Le rejet des manières grossières et rudes du vieux Dessauer et des ambitions de son clan semble constituer leur point commun. La sympathie pour l'école française et suédoise de l'attaque "A Prest" semble pourtant ne pas être partagée par tous. On connaît par contre le respect qu'avait Schwerin pour la France, ses armées et son alliance.
Ces divisions d'origine évoluèrent au fur et à mesure de la disparition des chefs de file. Tout d'abord, dans les années précédant la guerre de sept ans et les premières campagnes du conflit, l'éminence grise de Frédéric II, le Generaladjutant et Lieutenantgeneral Hans Karl von Winterfeldt cristallisa les mécontents. Né près de Demnin en Poméranie en 1707, appartenant à la noblesse très pauvre, manquant d'éducation, mais grand travailleur, il avait attiré puis conforté la confiance de Frédéric Guillaume Ier et de Frédéric II. Il avait été le mentor de ce dernier lors de la campagne de 1734. C'est sans doute là qu'il se gagna la faveur du roi. Le verbe sec, terriblement ambitieux, rancunier, Winterfeldt était certainement très capable. Après les premières guerres silésiennes, il joua le rôle de Factotum militaire en procédant à des innovations dans l'organisation des hussards, dans les tactiques et le matériel. Diplomate, il excellait pour favoriser de nouvelles intelligences à la couronne (cependant, ses missions à Saint Pétersbourg lui firent mépriser les Russes, ce qui se révéla une illusion dangereuse).
Les princes lui reprochaient son arrivisme et son manque d'éducation, Zieten son incursion chez les hussards, et tous les mémorialistes son influence dans la décision de Frédéric II de provoquer les hostilités en 1756. L'influence est sujette à débats; les mémoires d'officiers consultés abondent en topoï sur le mauvais conseiller du prince.
A la mort de tous ces chefs (les Anhalt-Dessau, Schwerin, Winterfeldt), les cartes furent redonnées: trois clans émergèrent vers 1759-1760: celui de Ferdinand de Brunswick dont les brillantes campagnes avec les troupes hanovriennes contre les Français le firent jalouser du roi lui-même, le prince Henri qui regroupa autour de lui tous les mécontents des initiatives risquées de Frédéric, et le roi lui-même de plus en plus isolé au fur et à mesure qu'il perdait ses compagnons de jeunesse. Après la guerre, le roi joua délibérément sur les rivalités entre les deux princes.

1.3.3. L'impact de la personnalité du roi sur l'origine de ses officiers.

On doit souligner la part d'irrationnel qui se glisse dans le système rôdé du cursus Honorum à l'ancienneté. Un certain nombre d'idées préconçues du roi (mais souvent partagées en partie par ses officiers) peuvent déterminer une carrière. On a vu déjà comment un visage agréable ou une bonne conduite lors d'une revue (autrement dit une unité aux uniformes impeccables, exécutant les étapes du Drill comme un mouvement d'horloge) pouvaient contribuer à se faire appeler dans la suite royale. Les observateurs étrangers ont souvent été particulièrement choqués de ces manies assez incompréhensibles d'un roi qui se voulait philosophe.
Il nous faut pourtant tenter de comprendre les excentricités prussiennes qui peuvent prêter à sourire. La recherche, passionnée chez Frédéric Guillaume 1er et nullement abandonnée par son fils, de soldats de grande taille en est un exemple. Elle n'est pourtant pas sans fondements. Dans des sociétés où la nourriture des multitudes est basée sur les céréales et est très déséquilibrée nutritionnellement, les hommes grands constituent des sujets en bonne santé physique. De plus, il ne faut pas négliger le facteur psychologique dans les tactiques de l'époque : dans ces combats entre masses d'hommes, les hommes grands sont plus impressionnants. Ce n'est pas pour rien que les unités d'élite comme les grenadiers sont composés d'hommes grands que l'on rehausse encore d'une mitre, et que le règlement d'infanterie de 1726 stipule que le premier rang des bataillons en ligne doit toujours être composé d'hommes les plus grands. Bien sûr cela peut conduire à des aberrations : Frédéric Guillaume 1er imagina ainsi de composer ses régiments de cuirassiers par des géants montés sur des chevaux les plus grands possibles. Conséquence: effectivement, c'est très impressionnant à la parade, mais les cavaliers sont incapables de se mettre au galop sans se rompre les reins. Frédéric II aura des mots très durs pour ses cavaliers, surtout après leur déroute à Mollwitz: "… des géants montés sur des éléphants et qui sont des incapables!".
Il semblerait également que Frédéric désapprouva le mariage de ses officiers: par misogynie certainement, mais aussi parce qu'un officier marié tué signifie une pension à la veuve. Il semble difficile d'établir l'impact de ce préjugé sans chiffres précis. Christopher Duffy note qu'entre un sixième et un septième des officiers de tous les régiments sont mariés ; avec bien sûr des exceptions comme le régiment modèle des dragons de Bayreuth qui ne compte que des célibataires en 1778. Disons qu'à égalité de conditions et de grade, un officier marié a plus de chances de s'attirer les sarcasmes royaux et moins à monter en grade. Or cela a des conséquences sur le mode de vie des cadres: devant être irréprochables pendant le service, obligés d'accepter des conditions spartiates pendant les campagnes, le libertinage est important en dehors du service (alcoolisme et maladies vénériennes font apparemment des ravages, Seydlitz en est un bon exemple). Le roi soutient toujours ses officiers dans les affaires de mœurs: ascète lui-même, la débauche de ses cadres le conforte dans sa misanthropie. Pour le roi, tout vaut mieux que le mariage (le propre mariage de Frédéric lui a été imposé). Il est difficile de dire si cela eut des conséquences démographiques. La consultation des mémoires d'officiers montre cependant un âge moyen au mariage en recul tout au long du règne : de l'ordre de 35 ans en moyenne.
Plus importante fut l'attirance de Frédéric II pour les nouveautés étrangères (et surtout françaises). Curieux de nature, mais s'intéressant plus aux choses qu'aux gens, il en vint à accepter la présence de charlatans militaires qui lui offraient de nouvelles méthodes de combat, notamment pour la poliorcétique. Le résultat fut qu'il fit venir à grand prix des ingénieurs étrangers et que la formation de cette spécialité dépérit en Prusse.
On pourrait citer d'autres exemples édifiants. Les recueils d'anecdotes en sont pleins, les hagiographes ne s'en étonnent même plus. Par exemple la manie qu'avait Frédéric de mal comprendre ou de mal prononcer certains noms sonnant peu allemand. Ainsi, lors d'une revue au régiment n°11 en Prusse orientale en 1752, le roi égratigne le nom d'un Junker nommé Korenwo. Cette revue est d'ailleurs intéressante à d'autre titres: Frédéric y montre son goût pour les dynasties militaires. Ainsi le premier Junker (par ordre d'ancienneté) s'appelle Hoffmann. Le roi répond: "Je ne connais pas cette famille" (évidemment puisque c'est un bourgeois). Par contre, il voudrait accorder aux deux Junkers Hülsen (le cadet et narrateur est quand même le 24ème Junker du régiment par ordre d'ancienneté) de passer officiers, tout simplement parce que leur oncle est Majorgeneral et s'est bien comporté. Il faut toute l'insistance du général et Chef von Below pour le dissuader d'une telle démarche.
Nous entrons cependant dans un domaine différent des excentricités royales avec cette notion de familles militaires. C'est l'entrée dans la première sphère de formation des officiers.